Chronique

ACT : Signatures Edition

Nguyen Lê, Ulf Wakenius, Lars Danielsson, Wofgang Haffner

Label / Distribution : ACT

Nous sommes en 2010, le disque connaît une crise sans précédent au point que sa disparition est programmée dans l’esprit de beaucoup d’experts ou prétendus tels, dans un contexte économique où, malgré des difficultés avérées, le nombre de références publiées semble, lui, ne pas manifester de fléchissement. Pas simple, donc, de s’y retrouver dans le foisonnement des publications et de procéder aux bons choix lorsqu’il s’agit d’engager une dépense. L’idée même de la compilation, peu coûteuse à mettre en œuvre et donc source potentielle de bénéfices, frôle souvent l’escroquerie ou le produit vite ficelé qui fait naître chez l’acheteur un sentiment de frustration. C’est peut-être de ce constat qu’est née l’idée de la collection Signatures Edition sur le label allemand ACT, qui, si elle repose effectivement ce principe, manifeste une ambition réellement respectueuse de l’auditeur.

Le label ACT s’est fait connaître en particulier grâce à l’une des figures de proue de son catalogue, le trio du regretté Esbjörn Svensson, ainsi que par une prédilection clairement affichée pour les musiciens issus de la scène jazz scandinave, qui y côtoient des artistes internationaux tels que le guitariste d’origine vietnamienne Nguyên Lê, la chanteuse coréenne Youn Sun Nah ou le pianiste allemand Joachim Kühn. Aussi, quand voit le jour une collection de disques un peu particulière, en ce sens qu’un soin méthodique lui a été apporté, on se dit qu’il y a là matière à une écoute attentive. Au sein de cette écurie ouverte sur le monde, créée voici près de vingt ans par Siegfried Loch, les quatre Signatures Edition parus cette année mettent en avant le travail de Nguyen Lê, du guitariste Ulk Wakenius, du contrebassiste Lars Danielsson et du batteur Wolfgang Haffner. Au-delà d’une identité graphique attirant l’œil par ses portraits en forme d’esquisses aux couleurs vives et un packaging réussi (un double digipack glissé dans un étui transparent), ce sont autant d’occasions privilégiées de pénétrer un univers, sachant que l’artiste s’est largement impliqué dans la réalisation du coffret.

Bien plus qu’un simple best of, chaque Signature Edition propose une sélection rigoureuse établie par le musicien, dont la mission consiste à choisir vingt-quatre titres issus de son répertoire - en y incluant parfois quelques inédits. Le choix est évidemment dicté par le souci de présenter ce que lui-même considère comme le côté plus représentatif et de plus fondamental de son œuvre, le tout était mis en valeur par un travail de remasterisation soigné. Au final, on obtient beaucoup plus qu’un résumé de sa carrière : une carte d’identité riche - l’équivalent en musique d’un code génétique - qui peut ou doit précéder une investigation plus approfondie. La caution du musicien est incontestable, la réalisation exemplaire ; soulignons donc la qualité de cette collection, qui devrait s’agrandir prochainement. Mais l’on a aussi plaisir à constater que le choix des musiciens entraîne des recoupements d’un disque à l’autre : on se prend alors à rêver d’une « super sélection » qui attise encore plus notre curiosité : les routes suédoises d’Ulf Wakenius et de Lars Danielsson, par exemple, se sont évidemment croisées.

Le guitariste Nguyên Lê, qui a l’honneur du numéro 1, a puisé dans les vingt dernières années de sa carrière, depuis l’époque d’Ultramarine et de l’album , en 1989, jusqu’à Saiyuki (2009). Vingt ans de voyages et une belle brochette de confrères prestigieux dont on n’établira pas ici la liste exhaustive, mais qui ont nom Paolo Fresu, Peter Erskine, Etienne Mbappé, Michel Benita, Stefano Di Battista ou Jean-Jacques Avenel… Du très beau monde pour un parcours où le lyrisme du plus vietnamien des musiciens français est bien mis en valeur. La construction de son univers très singulier apparaît ici comme une évidence.

Autre guitariste, dans un registre souvent plus acoustique, Ulf Wakenius n’est pas seulement le virtuose accompagnateur actuel de la magnifique Youn Sun Nah ; il fut aussi le dernier guitariste du quartet d’Oscar Peterson. Ses choix manifestent une admiration particulière pour des artistes dont il a revisité le répertoire, tels Keith Jarrett (à travers l’album Notes From The Heart, dont deux extraits ouvrent et ferment cette sélection) et, surtout, Esbjörn Svensson : l’hommage qu’il lui a récemment rendu (Love Is Real) est cité quatre fois. Artiste subtil et humble, Wakenius devrait tirer bénéfice de cette Signature qui valorise ses qualités d’instrumentiste mais aussi de compositeur. Un univers discret et constamment chaleureux.

Tout aussi passionnante est l’introduction à l’univers du contrebassiste Lars Danielsson, entendu au chapitre précédent puisque le Suédois a côtoyé son compatriote Ulf Wakenius sur ses albums (Enchanted Moments (1996) ou Forever You (2004), par exemple) mais aussi à l’occasion du beau Voyage de Youn Sun Nah (2009). Danielsson, figure majeure du jazz européen, nous rappelle ici ses collaborations prestigieuses avec Dave Liebman, Niels Petter Molvaer, Bugge Wesseltoft, Eric Harland ou John Abercrombie. Lui aussi affiche une belle élégance qui donne envie de s’immerger plus avant dans la féconde création nordique.

Dernier mais pas forcément le moindre de cette audiothèque naissante, le batteur et claviériste mais aussi compositeur et producteur allemand Wolfgang Haffner, dans le parcours duquel on croise encore Lars Danielsson. Haffner nous ouvre les portes d’une musique parfois teintée d’électronique, telle qu’on peut l’apprécier par exemple sur son album Shapes (2006). Sa sélection souligne un univers dont le spectre est largement ouvert aux évolutions les plus contemporaines, comme celles de Zappelbude et son NuJazz ou encore la fusion plus électrique du groupe américain Metro dont il est membre.

Quatre propositions, quatre cheminements, autant de pistes que Nguyên Lê, Ulf Wakenius, Lars Danielsson et Wolfgang Haffner ouvrent pour notre plus grand plaisir, celui de la découverte pour certains et de la relecture guidée pour d’autres. ACT commet là un « acte » important en proposant une petite pause dans le déferlement ambiant, le temps de regarder en arrière pour mieux imaginer l’avenir.