Entretien

Alexandra Grimal

Le jazz à saute-frontières

Quelques jours après son enthousiasmant concert au Duc des Lombards chroniqué en ces pages, nous avions rendez-vous avec Alexandra Grimal afin d’en savoir un peu plus sur sa démarche musicale. Entretien-découverte avec cette jeune saxophoniste dont on devrait beaucoup parler dans l’avenir.

  • Ton frère, David Grimal, est un concertiste classique renommé. La musique occupait-elle une place importante dans ta famille ?

Oui. Mes parents écoutaient beaucoup de musique. Mon frère et moi avons grandi en écoutant des choses très variées : de la musique classique et du jazz, mais aussi d’autres styles. Nous avons, de plus, tous les deux commencé très tôt l’apprentissage d’un instrument.

  • Qu’est-ce qui t’a amenée au jazz ?

Je trouvais qu’il y avait là un certain vent de liberté. En fait, j’étais pianiste classique de formation. C’est l’aspect un peu sauvage qui me plaisait dans le jazz.

  • Comment es-tu passée du piano classique au saxophone jazz ?

L’adolescence ! Les changements brutaux ! (rires) Et je voulais avoir un instrument transportable. J’écoutais Coltrane. J’écoutais Miles Davis en fait. Coltrane avec Miles.

  • Quelles sont tes principales influences ?

Il y a beaucoup de musiciens très différents que j’aime. Les deux premiers noms qui me viennent à l’esprit sont Coltrane et Shorter, pour le saxophone ténor comme pour le soprano. Tous les disques de Miles aussi : avant la période électrique, pendant et après. J’aime bien Coleman Hawkins, j’adore Dexter Gordon et Joe Henderson. Il y a ces grands noms, mais aussi une forte influence de la musique classique. Sinon, aujourd’hui j’aime beaucoup Jim Black ; ce qu’il fait avec Chris Speed au sein d’AlasNoAxis par exemple. Et Marc Ducret. Il n’y a pas vraiment d’unité. Cela va du jazz traditionnel au jazz expérimental et au rock. J’aime beaucoup de choses différentes.

  • Tu as été au Conservatoire Royal de La Haye. Pourquoi les Pays-Bas ?

J’ai fait un stage en Belgique il y a une dizaine d’années. J’y ai rencontré des musiciens belges qui étaient tous des anciens élèves d’un saxophoniste américain, John Ruocco, qui enseigne à La Haye. J’y suis allée pour lui. Et j’y suis restée pour lui et les élèves que j’ai rencontrés là-bas.

  • Tu joues d’ailleurs régulièrement avec des musiciens belges. Perçois-tu des styles nationaux dans le jazz européen ?
Alexandra Grimal © Roger Brachet

En Hollande, on était quasiment tous étrangers. J’ai donc joué avec des musiciens de toutes nationalités : Italiens, Espagnols, Portugais, Slovaques… C’est le fruit des rencontres sur place. Et c’est vrai que j’ai beaucoup d’amis en Belgique.

Sinon, on a tous un langage en commun, mais en effet, selon les endroits on perçoit des différences. C’est ce qui est enrichissant. J’ai étudié en Finlande aussi, j’y ai écouté les musiciens scandinaves, découvert une autre musique, inspirée du folk. Cela m’a permis de rencontrer des gens très différents. C’est génial, parce que chacun apporte un peu de sa culture locale, ce qui permet d’élargir les horizons. Mais quand un musicien me touche, je ne me demande pas d’où il vient.

  • Tu joues souvent à La Fontaine [1] ? Comment es-tu arrivée là ?

Quand je suis rentrée de Hollande, je cherchais des jams sur Paris, et je suis assez rapidement arrivée à celle de La Fontaine. J’ai rencontré plein de musiciens là-bas, mais aussi Julien Caumer [Patron du « Laboratoire de la Création », association qui gérait La Fontaine, nda] qui m’a proposé ce principe de résidence l’année dernière. A la fois des résidences sur deux-trois mois et sur une semaine, ainsi que des concerts réguliers. C’est le fruit d’une rencontre. Cela s’est fait petit à petit. Il m’a d’abord donné une date, et comme il a apprécié mon travail, ça s’est enchaîné. C’est très bien parce que c’est une occasion unique d’expérimenter. Il me donne carte blanche et… je m’en donne à coeur joie. J’ai la liberté d’amener qui je veux et de jouer la musique que je veux, ce qui est un grand privilège. On y est payé comme dans les autres clubs. Et puis, il y a une association d’artistes derrière cela, qui réunit des musiciens, des plasticiens, des photographes, des danseurs… Tout cela dégage une énergie. C’est ce que j’aime beaucoup chez ces gens-là, chez Julien, ils sont très actifs, ils aiment voir l’art dans plusieurs domaines. La Fontaine n’est qu’une des activités de l’association, mais il y a beaucoup d’autres choses intéressantes, d’autres lieux, d’autres événements.

  • As-tu réalisé des projets mêlant plusieurs disciplines artistiques ?

Oui, mais pas encore dans ce cadre-là. J’ai par exemple travaillé avec des plasticiens à plusieurs reprises. J’ai collaboré l’année dernière avec Marie Preston, diplômée des Beaux-Arts de Paris, sur la musique du documentaire « Quand la main dessine ». J’y joue en duo avec le batteur Toma Gouband. Auparavant, j’ai travaillé avec Antonia Fritche, diplômée de la Royal Academy of Art de La Haye et du Studio National des Arts Contemporains du Fresnoy, pour un court-métrage intitulé « Delusions ». J’ai aussi participé à diverses improvisations et créations avec les danseurs contemporains Yasmine Hugonnet et Maxime Iannarelli de la compagnie Synalephe.

Pour en revenir au « Laboratoire de la Création », il s’agit en fait d’une sorte de réseau où on se fait rencontrer mutuellement nos amis et les gens qu’on admire et qu’on respecte ; du coup cela crée des échanges, des projets qui se montent.

Je trouve que ce que le « Laboratoire » fait pour La Fontaine est merveilleux, parce que la programmation est très variée, tous les jazz cohabitent. Je trouve cela génial. En plus l’accès est gratuit.

  • Le rapport au public y est-il différent ?
Alexandra Grimal © Roger Brachet

Pour moi il n’y a pas de différence, que je joue à La Fontaine ou au Duc des Lombards, ou n’importe où ailleurs. En fait, je ne me pose pas la question. On est là avec les musiciens - je dis « on » parce que pour moi la notion de groupe est importante - et rien n’est joué, on en profite. C’est merveilleux de jouer dans des endroits où le public écoute vraiment, quel qu’il soit. Jusqu’à présent cela s’est très bien passé, j’y ai rencontré beaucoup d’autres musiciens, mais aussi des photographes, et même… des journalistes ! (rires) Plein de gens.

  • Comment appréhendes-tu la scène, le concert ?

On est toujours très contents quand il y a beaucoup de spectateurs, car il y a une énergie qui se dégage, et un partage. C’est le moment où toutes les heures qu’on a passées à travailler, à répéter, prennent leur sens. On vient pour quelque chose. Et puis pour moi, c’est aussi un lieu d’expérimentation.

  • Quel rapport entretiens-tu avec le « patrimoine », les standards, les grands noms ?

J’ai relevé pas mal de solos de saxophonistes connus ! (rires) C’est un langage que j’aime parce que c’est le langage d’où vient le jazz, et c’est incroyable tout ce qu’on peut faire avec juste une petite chanson, la manière dont chacun se l’approprie. J’aime bien en jouer, essayer plein de trucs à partir des standards, les jouer comme je jouerais une composition. Pour moi c’est un matériau comme les autres. Comme c’est le langage qu’on a en commun, c’est pratique pour rencontrer les gens.

  • Tu sembles vouloir tenir à la fois à l’importance de la tradition, de la transmission, et simultanément à la transgression de celle-ci dans ta musique. L’alliance des deux est rare chez les jeunes musiciens. Qu’en penses-tu ?

Tout dépend avec qui on joue. C’est sûr que Jozef Dumoulin va faire sonner cela d’une façon… « à la Jozef » ! Mais c’est pour cela que j’aime jouer avec lui. Du coup je vais jouer différemment de ce que je ferais avec quelqu’un d’autre. En fait, je ne me pose pas la question de savoir si je suis dans la tradition ou la transgression au moment où je joue. J’apprends la tradition, c’est quelque chose que je continue d’apprendre - il n’y a pas de fin à ça - mais on est en 2006 et j’essaie juste de le faire comme je le sens, avec toutes les influences que je reçois. Ce n’est pas très conscient, tout cela.

  • Tu joues dans des contextes très différents, de l’acoustique à l’électrique, du post-bop à une sorte de free rock. Y a-t-il une unité dans ta démarche ?

Je n’accorde pas d’importance à la notion de style, en fait. J’essaie d’apprendre différentes choses, et je le fais en jouant avec des gens différents. J’aime jouer un peu tout et n’importe quoi. Pas dans un esprit de dispersion, mais parce que la musique est la musique, quellle qu’elle soit. L’unité est là. Que ce soit du rock ou n’importe quoi d’autre, quand c’est bien joué, c’est merveilleux. Je ne suis pas à la recherche d’un style. En revanche, le choix des musiciens ne tient pas au hasard. J’appelle les gens qui me touchent vraiment et après on voit ce qu’on fait ensemble. Ça dépend du monde de chacun, du monde que chacun amène… Est-ce que j’ai répondu à la question ?

  • Oui. Dans cette démarche, cherches-tu avant tout à rencontrer de nouvelles personnes ou essaies-tu également de jouer avec des gens sur le long terme pour développer des projets en profondeur ? Comment articules-tu la fidélité à certains groupes et le besoin de nouvelles rencontres ?

Eh bien… Bonne question… C’est vrai que ce n’est pas simple, mais j’ai beaucoup d’amis musiciens avec qui je travaille depuis des années, que j’ai rencontrés en Hollande. Même si on habite désormais dans des pays différents, on continue de travailler ensemble. Pour moi c’est essentiel, parce que ce sont les gens avec qui j’ai grandi. On a développé chacun notre musique, mais ils comprennent très vite la mienne ! Et de mon côté, je suis habituée à entendre la leur. On a un langage en commun. On peut donc dire que j’ai des projets sur le long terme.

Le fait d’expérimenter, c’est aussi le résultat de mon parcours dans différents pays. J’ai pris l’habitude de rencontrer de nouvelles personnes. Avant de choisir, de privilégier un groupe - parce que je pense que c’est ce qui va m’arriver - enfin, un ou deux, voire trois, plus les projets où je suis appelée, mais ça c’est autre chose - j’adore le faire - bref, au bout d’un moment, après l’expérimentation, il faudra prendre quelques directions musicales précises. Mais pour le moment, comme je viens d’arriver, j’avais envie de nouvelles rencontres.

  • Quand es-tu revenue à Paris ?

Ça fait deux ans, mais j’ai l’impression que ça ne fait pas longtemps ! (rires) J’ai toujours le sentiment de débarquer.

  • Je t’ai vue dans différentes formations, très variées, mais si je devais trouver un point commun, ce serait l’importance que tu accordes au silence, à la respiration, à l’écoute de tes partenaires. Qu’en penses-tu ?

Il me semble qu’il y a deux idées, là. L’idée de silence et celle de leader. Je vais commencer par la seconde. Je ne me sens pas leader. Dans les groupes où je joue, chacun apporte sa musique, on est tous à égalité. Je n’ai pas plus d’importance que les autres. Mon rôle est de provoquer des combinaisons de personnes, de les réunir. Après, ça prend ou ça ne prend pas, mais je ne dirige pas la musique. Comme ces gens m’inspirent, j’ai envie qu’ils aient toute la place dont ils ont besoin.

Sur la question du silence, je pense à un pianiste japonais, Kikuchi, qui a un trio avec Motian et Peacock [Tethered Moon, nda]. C’est un pianiste extraordinaire, car derrière le son du piano, on entend du silence. J’adore ça.

  • Tu disais que tu avais été en Finlande. On a l’image de la musique nordique très travaillée par cette question aussi. Par l’agencement entre bruit, musique et silence. Est-ce que ça t’a influencée ?

Oui. Pour moi la musique sort du silence. C’est primordial.

  • Il y a peut-être aussi un souci de ne pas trop en dire, de ne pas être trop démonstrative ?

J’essaie de ne pas jouer quand je n’ai rien à dire. J’essaie. Ce n’est pas évident. Je ne le respecte pas toujours honnêtement. En revanche, quand j’ai envie de brailler, je ne me retiens pas : je braille ! Tout dépend du moment, c’est très instinctif. Mais le silence, dans une musique très bruyante aussi, c’est important. J’aime quand derrière le bruit on entend le silence. C’est ça qui est beau : la respiration.

  • Comment composes-tu ? Es-tu dans une démarche très écrite, quasi classique, ou fonctionnes-tu à l’instinct ?

Il y a eu une période où j’ai beaucoup écrit, mais cela fait quelque temps que je ne l’ai pas fait. C’est complètement instinctif. C’est plutôt par nécessité en fait, en fonction des circonstances. Il n’y a pas de méthode particulière.

  • Mais quand tu écris, est-ce pour une instrumentation précise ?

A la base, c’est toujours pour certaines personnes. Après, cela peut bien marcher avec d’autres - ça marchera peut-être même mieux avec d’autres - mais j’écris en entendant le son des personnes avec qui je projette de jouer le morceau.

  • Quels sont tes projets actuels ?

Un disque sort à l’automne ! Il a été enregistré la semaine dernière [en août, nda]. Ce n’est pas sous mon nom, pour en revenir à la notion de leader. Cest le groupe d’un contrebassiste néerlandais, Ruben Samama. On a enregistré en Hollande, des compositions originales. Il s’agit d’un quintette avec le trompettiste finlandais Kalevi Louhivuori, le batteur luxembourgeois Marc Lohr et le pianiste slovaque Michal Vanoucek ! (rires) On s’est rencontrés pour l’occasion ! C’est un chouette projet. Le disque sortira sur un tout nouveau label néerlandais, OAPrecords, qui sera d’ailleurs présenté en même temps que le disque. par ailleurs, j’aimerais bien enregistrer un disque avec ma musique. J’attends de voir, il faut un peu de temps. Sinon, je serai en résidence de création au Banff Center (Canada) du 5 novembre au 17 décembre pour écrire et travailler l’instrument. J’ai eu la chance d’obtenir une bourse.

  • Vis-tu de ta musique ?

Ça commence. Je me dis qu’il faut travailler beaucoup, que c’est un long chemin. Mais pour le moment j’ai beaucoup de chance. Surtout celle de pouvoir jouer avec les gens que je veux. J’espère pouvoir continuer.

  • Le fait de jouer avec des musiciens originaires toute l’Europe te conduit-il à tourner dans d’autres pays, hors France et Benelux ?

J’ai joué en Italie avec un trio que j’ai depuis longtemps, composé de Manolo Cabras à la contrebasse et Antonio Pisano à la batterie, qui sont des musiciens sardes. Manolo habite en Belgique. Et puis j’ai fait des concerts avec un groupe de rock au Portugal ! (rires) Sinon, j’ai aussi joué en Finlande dans le quartette du pianiste Jarmo Savolainen. Et puis au Luxembourg, en Allemagne… Un peu partout, et le plus possible !

par Damien Rupied // Publié le 20 novembre 2006

[1Cet entretien a été réalisé en août, avant l’annonce de l’arrêt des concerts à La Fontaine, survenue fin septembre, suite à une plainte de voisinage et une obligation de travaux d’isolation irréalisables