Portrait

D’un son de trompette pur, uniquement

Portrait de la trompettiste Susana Santos Silva sous forme de discographie commentée.


Photo : Jeff Humbert

Commentaires, pistes d’écoute et explications au sujet des projets auxquels participe la trompettiste portugaise.

Celle qui cherche à obtenir le plus d’effets possible de sa trompette, mais à partir d’un son pur, sans artifice, a véritablement pris un courant ascensionnel à partir de l’année 2013. Quelques bonnes rencontres au bon moment et c’est une vie qui change.

La trompettiste Susana Santos Silva, née en 1979 à Porto, n’a encore presque rien dit, rien fait mais pourtant, ce sont pas moins d’une dizaine d’enregistrements marquants qu’elle revendique déjà, sans compter ses participations aux projets des autres. Depuis 3 ans son ascension est irrésistible.
Pour classer les étapes discographiques de son parcours, j’ai choisi une progression numéraire. Les dates importent peu finalement, tant elles sont rapprochées.

Qu’elle soit en duo ou en grand orchestre, ce qu’on peut dire de la musicienne, c’est qu’elle a un son de trompette d’une très large tessiture. Elle maîtrise des graves très ancrés, ronds et puissants. Elle assure aussi des aigus étincelants ou cristallins, très tenus. Son grain peut être granuleux et rocailleux, elle joue avec de l’eau, de l’air, avec les éléments. Elle utilise beaucoup un large vibrato pour enrober ses notes ; lorsqu’il s’agit de bruissement, elle bourdonne. Grâce à un souffle constant et stable, elle s’appuie sur une longueur et une rondeur d’onde bien marquée. Puissance, endurance, finesse, le triptyque parfait. La musicienne joue quasiment tout le temps les yeux fermés, très à l’écoute, droite, parfois assise. Elle semble habitée par sa musique.

Retrouvons-la en duo, en trio, en quartet, en quintet ou plus sur les disques importants de sa discographie que vous pouvez découvrir sur son compte bandcamp

Susana Santo Silva et Kaja Draksler par Petra Cvelbar

En duo

This Love (Clean Feed, 2015)
Kaja Draksler, pianiste slovène vivant à Amsterdam et Santos Silva forment un duo moderniste. Une petite part d’écriture, une grande écoute créent une musique fine. Un bel équilibre entre le travail sur le son et la mélodie, l’un servant l’autre et vice versa, illustre la magnifique ambiance de musique de chambre. A la trompette, l’embouchure est très tenue, presque sans souffle et pourtant ça respire, ça soupire, ça vibre. C’est une réussite totale.

Almost Tomorrow (Clean Feed, 2013)
Almost Tomorrow est l’album clé dans la vie de Santos Silva. Elle raconte comment il a été conçu dans son entretien. L’entente avec le bassiste Torbjörn Zetterberg est particulièrement forte et la musique s’en ressent. Il y a, en effet, comme un son de neige craquante et de conifère suintant la sève. Il y a surtout une libération dans le geste et le souffle. L’enregistrement fait maison donne aussi une musique sèche et boisée, sans réverbération, qui rend perceptible le moindre mouvement. C’est l’un de mes préférés.

Songs From My Backyard (Wasser Bassin, 2013)
Susana Santo Silva et Jorge Queijo, batteur et percussionniste portugais, forment ce duo étonnant. La musique subit un gros traitement électro-acoustique, beaucoup d’effets sont ajoutés pour une énergie magnifique. Cette musique reste très imagée, presque descriptive, et répond aux titres des morceaux, tout aussi imagés. La réussite d’une improvisation qui donne à voir.

Roji : The Hundred Headed Women (Clean Feed, 2016)
Le duo Gonçalo AlmeidaJörg A. Schneider invite la trompettiste sur trois titres. Lire la chronique ici.


En trio

If Nothing Else (Clean Feed, 2015)
If Nothing Else, première surprise dans la discographie de la trompettiste. Ce trio trompette, contrebasse et grand orgue propose une musique rare et qui nécessite de l’espace et du temps. Susana Santos Silva et Torbjörn Zetterberg accompagnent l’organiste suédois Hampus Lindwall pour une improvisation basée sur le son, l’écho, le souffle de l’orgue, la réverbération de l’église, etc… une orgie divine, des vibrations quasi perceptibles physiquement.

LAMA TRIO
Oneiros (Clean Feed, 2012)
Lamaçal + Chris Speed (Clean Feed, 2013)
The Elephant’s Journey + Joachim Badenhorst (Clean Feed, 2015)

Le Lama trio du contrebassiste Gonçalo Almeida existe depuis plusieurs années et tourne régulièrement en Europe (hélas, pas en France). Le batteur canadien installé en Hollande Greg Smith et la trompettiste signent parfois quelques compositions, mais l’essentiel du répertoire est écrit par Almeida. Car ce trio qui balance entre l’acoustique et l’électronique propose une musique assez écrite, structurée avec des espaces d’improvisation très larges. Le premier disque, Oneiros, est en trio et sert de carte de visite. C’est propre et même un peu guindé, même si on y entend déjà tout l’univers à venir. L’ouverture de ces musiciens est telle qu’ils augmentent leur trio avec le saxophoniste et clarinettiste Chris Speed pour un second disque Lamaçal, enregistré en live au festival de Portalegre en 2012. Là encore, le langage est cadré, il faut se comprendre et coller au texte. C’est donc avec The Elephant’s Journey et le clarinettiste belge Joachim Badenhorst que l’on desserre le nœud de cravate. L’usage de l’électronique est plus important et le passage au quartet plus évident. Douce et mélodieuse, Susana Santos Silva y fait montre de toute sa qualité sonore classique : le son clair, un peu cuivré, les notes déliées. D’ailleurs, c’est avec cette formule que le Lama trio + 1 tourne en ce moment.

The Paradox of Hedonism (Discordian Records, 2015)
Cet enregistrement est un peu à part dans la discographie de la trompettiste. Le saxophoniste britannique Tom Chant (membre du Cinematic Orchestra) et le batteur catalan Vasco Trilla partagent un moment d’exploration musicale, très portée sur le frottement, le grattement et les raclements en tous genres.


En quartet

Buku (Cylinder Records, 2016)
Buku, ce tout récent projet illustre parfaitement ce qui se passe en ce moment dans la musique improvisée européenne, le saute-mouton par-delà les frontières, une activité trop pratiquée par nos « décideurs » qui continuent à tenter de faire rentrer des cylindres dans des trous triangulaires. Ici, en totale liberté, le guitariste néerlandais Jasper Stadhouders, Susana Santos Silva, le batteur portugais Gustavo Costa et le bassiste portugais vivant à Rotterdam Gonçalo Almeida s’en donnent à cœur joie pour une série de 13 petites saynètes rapides et efficaces qui ne s’embarrassent ni d’introduction, ni de conclusion. Droit au but. C’est sorti sur le label du bassiste, Cylinder Recordings où l’on trouve pas mal de belles choses également.

Rasengan ! (Barefoot Records, 2016)
Il s’agit de l’enregistrement d’un concert à Oslo, au café MIR, réunissant Santos Silva à la trompette, la pianiste française Christine Wodrascka, le bassiste norvégien Christian Meaas Svendsen et le batteur norvégien vivant au Danemark Håkon Berre (par ailleurs membre du collectif-label Barefoot Records). Le succès du concert et son enregistrement ont donné l’idée à ces quatre-là de continuer ensemble et de former donc un quartet. Rasengan est corsé, c’est un mets par lequel on termine, pour s’enivrer un peu. Et Susana Santos Silva y a une belle place, assez centrale, en bonne interaction avec la pianiste. Elle utilise vraiment l’étendue de sa technique, passant du son en sourdine le plus délicat au rugissement le plus inquiétant.

De Beren Gieren : The Detour Fish (Clean Feed, 2014)
C’est sur ce disque que le trio belge et la trompettiste revisitent, après une résidence artistique en Auvergne, la musique de Schubert, son trio « La Truite ». Chacun d’eux a composé les thèmes du disque enregistré en concert au festival de Ljubljana. C’est une combinaison parfaite, les deux univers se complètent à merveille. Il s’agit d’être mené par la main les yeux fermés et de se laisser faire. C’est rassurant et délectable à la fois. On relira l’entretien du trio De Beren Gieren qui parle de cette création.


En quintet

Impermanence (Carimbo Porta-Jazz, 2015)
Impermanence, c’est son quintet, le groupe qu’elle dirige. Et ce sont ses compositions. C’est là qu’elle se confronte au difficile travail d’écriture et d’arrangement. On y entend un bel équilibre des pupitres, une mise en avant rare et inhabituelle de la trompette de SSS, avec des moments suspendus de dialogue en aparté ou de solo (« Imaginary Life ») où l’on entend pleinement son jeu. C’est une musique délicate, qui avance par longueurs d’ondes de grande envergure, des montées en puissance lentes et tendues, des secousses saccadées qui finissent par s’enrouler autour d’un pivot mélodico-rythmique qui devient l’axe principal de la composition. En s’entourant de musiciens de son collectif Porta-Jazz (Joao Pedro Brandao, Hugo Raro, Marcos Cavaleiro) et de son compagnon bassiste Zetterberg, elle est en confiance et peut explorer quelques territoires intérieurs. D’ailleurs, elle intègre au groupe deux artistes visuels qui enrobent le tout dans la vidéo et l’électronique. Et pour une musicienne versée dans l’improvisation la plus débridée, cet orchestre est l’un de ceux qui jouent la musique la plus structurée en terme de discours et de thématiques.

Life and Other Transient Storms (Clean Feed, 2016)
Son dernier projet avec Lotte Anker, Sten Sandell, Torbjörn Zetterberg et Jon Fält est chroniqué plus en détail sur cette page.