Chronique

E.S.T.

Live In London

Esbjörn Svensson (p), Dan Berglund (b), Magnus Öström (dms).

Label / Distribution : ACT

Dix ans déjà. Plus précisément, c’est le 12 juin 2008 que le pianiste suédois Esbjörn Svensson a perdu la vie dans un accident de plongée du côté de Stockholm. Un choc pour la planète jazz qui avait appris à vibrer depuis plus de quinze ans au son de la musique du trio. E.S.T., une formation pas tout à fait comme les autres. E.S.T., une cellule qui avait su se forger une identité reposant à la fois, au-delà du partage équilibré des rôles entre les musiciens, sur une manière de dramatiser sa musique à grand renfort de montées en tension alternant avec des moments de suspension et d’introspection, et sur le traitement sonore réservé à chacun des instruments. Recours à l’électronique et aux effets pour le piano, électrification récurrente de la contrebasse (Dan Berglund), drumming pointilliste (Magnus Õström) exécuté pour l’essentiel aux balais sur la caisse claire. Le dernier enregistrement studio du trio, publié à titre posthume, s’intitulait Leucocyte et traduisait une volonté de radicaliser encore plus son discours, entre silence et chaos. L’existence de ce groupe énigmatique se terminait par un point d’interrogation : jusqu’où serait-il allé ?

L’album studio Viaticum (2005) demeure le succès le plus marquant du trio, mais la scène était sans le moindre doute son terrain de prédilection, le lieu privilégié pour comprendre son magnétisme. Si certains raillaient une posture musicale parfois jugée maniériste, il n’en reste pas moins que les concerts exprimaient la démesure d’E.S.T. et de ce qui s’apparentait à une exploration vertigineuse. Deux albums en témoignent : e.s.t Live ‘95 (paru en 2001) et, plus encore, Live In Hamburg (enregistré en novembre 2006), auxquels on pourra ajouter le DVD Live In Stockholm (2000).

Dix ans donc. Et pour le label Act, l’occasion de célébrer la mémoire du disparu avec un autre enregistrement public : soit un concert donné par le trio au Barbican Centre de Londres le 20 mai 2005. Un choix intéressant dans la mesure où le répertoire de ce double CD intitulé sobrement Live in London ne recoupe en rien celui de Live In Hamburg et puise assez abondamment dans les compositions de Viaticum, qui venait de paraître. Les autres titres joués ce soir-là proviennent quant à eux des deux albums précédents : Strange Place For Snow (2002) et de Seven Days Of Falling (2003). Pas de double emploi pour les collectionneurs, par conséquent : Live In London est à considérer comme un témoignage supplémentaire (et brûlant) destiné à la fois aux amoureux du groupe et à ceux qui voudraient le découvrir. C’est une excellente porte d’entrée dans l’univers d’Esbjörn Svensson : tous les ingrédients constitutifs de son idiome sont là et font la démonstration de sa singularité. L’écoute du magnifique « The Unstable Table & The Infamous Fable » suffit à seule pour comprendre à quel point le pianiste et ses partenaires savaient mettre en scène leurs compositions pour les porter à un niveau d’incandescence assez unique, sans jamais oublier leurs fondamentaux en parant le moment venu la musique des atours d’un jazz plus conventionnel (« When God Created The Coffee Break »). Mais ce qui frappe d’abord avec cet enregistrement bienvenu, c’est le sens de la suspension et de la retenue (« Viaticum », « Believe, Beleft, Below »), les motifs obsessionnels (« Mingle In The Mincing-Machine »), le besoin d’élévation et d’introspection (« The Unstable Table & The Infamous Fable », une fois encore), autant de caractéristiques compatibles toutefois avec une forme de légèreté (« Spunky Sprawl »).

Dix ans. Et une absence. Live In London ne comblera pas le vide laissé par la disparition prématurée d’Esbjorn Svensson mais il vient à point nommé pour rappeler à quel point le Suédois avait su creuser son propre sillon. La musique d’E.S.T. n’est pas près de s’éteindre.