Scènes

Mortelle plongée

La nouvelle est tombée dimanche soir, brutalement : Esbjörn Svensson est mort lors d’un accident de plongée.


La renommée mondiale de ce pianiste suédois n’avait fait que grandir au cours des quinze dernières années, et l’homme avait trouvé un véritable accomplissement au sein de son trio E.S.T., dont les concerts comme les disques étaient autant d’événements. Cette disparition est certainement l’une des pertes les plus cruelles pour l’univers de la musique, et nous n’avons pas fini, loin s’en faut, de ressentir l’absence d’un grand monsieur qui avait su réunir des publics a priori incompatibles et creuser un sillon singulier, aux frontières du jazz et d’une certaine « pop music » ouverte aux courants les plus contemporains et n’hésitant pas à recourir au besoin à la technologie. Il y aura aussi ce sentiment d’une vie trop courte, d’une œuvre inachevée…

On trouve sur le site du trio d’Esbjörn Svensson une définition de la musique jouée par cette formation, dont les deux autres membres éminents ont pour nom Dan Berglund (contrebasse) et Magnus Öström (batterie) : « L’Esbjörn Svensson Trio est surprenant : un trio de jazz qui se considère lui-même comme un groupe de pop, qui joue du jazz en élevant la conception traditionnelle de liberté d’action du leader et de ses sidemen au même niveau, qui remplit non seulement les clubs de jazz mais également les salles habituées aux groupes de rock, dont les prestations sont souvent agrémentées de jeux de lumière et de brouillard. Et qui arrive, à la fin de ses concerts, à faire chanter des standards de jazz tels que « Bemsha Swing » de Thelonious Monk à tout un public et fait exploser le cadre classique du trio de jazz. (…) Avec ses sonorités uniques qui allient jazz au groove drum & bass, à certains éléments de musique électronique, rythmiques funky ou emprunts au rock et à la pop mais également à la musique classique européenne, E.S.T. a conquis un public allant des fans de jazz aux amateurs de hip hop. »

Pas grand-chose à ajouter sur le fond, si ce n’est, et c’est énorme, le souvenir d’un concert du groupe lors de l’édition 2005 du Nancy Jazz Pulsations, dans une Salle Poirel comble qui avait vibré au gré d’une musique dont la dramaturgie presque obsédante vous prenait souvent à la gorge. J’avais inéluctablement mordu à cet hameçon à forte attractivité, moi petit poisson toujours prêt à me laisser conduire au beau milieu des flots de la création musicale, et n’attendais qu’une chose depuis des mois : revoir le groupe et plonger une fois encore dans son univers onirique. Poisson, flots, plonger… ces mots s’écriraient-ils avec leur part d’inconscient tragique ?

La musique d’Esbjörn Svensson se caractérisait très souvent par de longues et obsédantes montées, créant une tension dont on ne parvenait pas à se dessaisir, même de longues heures plus tard, bien après l’extinction des projecteurs. Et il est parfaitement exact que le trio procédait aussi et avant tout d’un formidable équilibre entre chacun des musiciens ; aucun ne prenait dans le groupe de position dominante, tout en sachant être constamment présent. Ils étaient sur scène comme sur disque côte à côte, frères d’interprétation. Pourtant, les triturations d’Esbjörn Svensson sur les cordes de son instrument, ses effets sonores puisant dans les ressources de l’électronique, les scansions électriques d’un Dan Berglund habité, manipulant avec fièvre son archet parfois électrifié, ou le drumming si particulier de Magnus Öström (un recours minimal à la grosse caisse et le choix esthétique d’une certaine légèreté percussive des balais sur la caisse claire) étaient autant de sources de curiosité qui captaient l’attention tant auditive que visuelle. Car E.S.T., pour avoir enregistré de magnifiques disques en studio, était d’abord un groupe à « ressentir » sur scène, sa musique dégageant une incontestable énergie et une vibration que seul le concert pouvait libérer au mieux. Il avait, selon mon point de vue de simple mélomane, la faculté de formuler des mélodies simples et enivrantes dont tout le fluide se dégageait au fil des minutes.

Cadeau malheureusement posthume, le trio venait de terminer l’enregistrement de son prochain opus, baptisé Leucocyte. C’est le cœur serré qu’il nous faudra l’écouter, conscients de la disparition d’une étoile, une de plus, dans le grand ciel de la Musique.

R.I.P. Mr Svensson.

La discographie du trio d’Esbjörn Svensson :

  • When Everyone Has Gone, 1993
  • E.S.T. Live, 1995
  • EST Plays Monk, 1996
  • Winter in Venice, 1997
  • From Gagarin’s Point of View, 1998
  • Good Morning Susie Soho, 2000
  • Live in Stockholm, (DVD) 2000
  • Strange Place for Snow, 2002
  • Seven Days of Falling, 2003
  • Viaticum, 2004
  • Live in Berlin, 2005
  • Tuesday Wonderland, 2006
  • Live in Hamburg, 2007
  • Leucocyte, 2008 (à paraître en septembre)