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Edition du 23 avril 2024 // Citizenjazz.com / ISSN 2102-5487

Les dépêches

Herman Leonard : une volute de jazz…

Comme souvent quand il s’agit des effets stylistiques qui marquent à jamais la photographie, la touche reconnaissable entre mille du « photographe de jazz » Herman Leonard est née fortuitement d’un éclairage audacieux, de ceux que l’on déconseille encore et toujours dans les écoles de photo…

C’est en 1941, à l’université de l’Ohio où il est étudiant, que Leonard prend sa première photo de jazz, à l’occasion de la venue du Big Band de Benny Goodman : pour le portrait d’un des trompettistes, Ray Wetzel, il place deux ampoules de flash devant et derrière son sujet. Il en résulte un portrait extrêmement contrasté, mettant en valeur la volute de fumée de la cigarette.

De ce parti-pris, Leonard fait un style et contribue à façonner une imagerie à la fois glamour et radicale d’une musique en pleine révolution. Chaque amateur de jazz a en tête une image de Leonard, fût-ce en persistance rétinienne : une levée de batterie d’Art Blakey pleine de brume et de sueur, l’évanescence de Lady Day dans une volute de nicotine ou les taches de rousseur de Lena Horne posant pour lui entre deux sets parce que le patron de la boîte a refusé que la chanteuse - noire - partage la table du photographe - blanc… Des images de jazz comme une histoire de l’instant.

Né en 1923, Leonard est un enfant du jazz, qu’il découvre comme beaucoup de jeunes gens de sa génération par les disques de Slim Gaillard ou Nat King Cole. Passionné de musique et ayant choisi l’image comme métier, il obtient son diplôme en 1947 et devient l’élève du grand portraitiste Yousuf Karsh à New York. Trop désargenté pour s’offrir les concerts proprement dits, il fréquente les répétitions des clubs et, de cette ambiance d’arrière-cour, va retirer à la fois la confiance, la sympathie et une certaine reconnaissance auprès des musiciens noirs alors même que le bop renverse tout sur son passage. Très vite, il devient le témoin de cette époque, et le reste jusqu’en 1955. La légende prétend qu’en 48, Charlie Parker (accompagné de Miles Davis, Tadd Dameron, Oscar Pettiford, Allen Eager et Kenny Clarke…) joue pour lui seul dans un club du New Jersey et qu’il n’a pas de pellicule dans son appareil photo… [1]

En 1956, il suit plusieurs de ses amis musiciens à Paris. Dans l’effervescence des caves de Saint-Germain-des-Prés, il continue à témoigner de ce qu’il considère comme le journal photographique d’une musique vivante ; il croise Sonny Rollins, Miles Davis, Count Basie ou Bud Powell. Il est bientôt repéré par la maison Barclay, dont il devient un des photographes attitrés, et travaille autant avec les jazzmen américains produits par Nicole Barclay (notamment Dizzy Gillespie, dont il fait des clichés mémorables) que pour les vedettes locales, de Nougaro à Dalida ! Mais en 1960, il claque la porte après un différend financier. Il quitte alors le monde de la scène pour collaborer à des magazines de mode ou faire de la publicité. Il faudra l’abnégation de passionnés, tels les incontournables Ténot et Filipacchi, pour le faire reconnaître aux yeux du monde, en 1985, comme l’un des plus grand photographes de jazz.

Depuis, ses contrastes luisants, son clair-obscur heurté influencent encore la manière de penser les images musicales, voire la musique elle-même. Si le jazz perd aujourd’hui une partie de sa mémoire, il reste le sourire aux anges de Benny Carter à la fin d’un solo, ou la sueur perlant en larmes sur le visage contracté d’Ella Fitzgerald. Les images ne meurent jamais.

[1Anecdote évoquée, comme l’ensemble de sa vie, dans l’excellent Jazz Memories, qui regroupe ses clichés les plus marquants (Filipacchi, 1995).