Chronique

Jozef Dumoulin

A Fender Rhodes Solo

Jozef Dumoulin (Fender Rhodes, fx, elec)

Label / Distribution : Bee Jazz

Bien sûr, on peut raconter l’histoire. Expliquer qu’il s’agit là d’un enregistrement unique, le premier en solo autour du Fender Rhodes, cet instrument si intimement lié au jazz. On pourrait louer la performance, l’extravagance, la virtuosité qui caractérise A Fender Rhodes Solo, premier album solitaire de Jozef Dumoulin, sorti sur le label Bee Jazz qui l’avait déjà accompagné dans l’aventure Lidlboj. Mais ce serait renvoyer la musique de ce collaborateur d’Octurn ou des Dragons d’Alexandra Grimal aux travers du jazz-rock et de la fusion, périodes dans lesquelles le valeureux clavier est déjà un peu trop enfermé, sous une épaisse couche de poussière, entre une guitare à deux manches et le batteur permanenté [1].

Or, la démarche de Dumoulin est radicalement différente, même si elle s’inscrit dans une forme de continuité de l’ambient music radicale ; il ne s’agit pas de faire du Rhodes un instrument d’ornementation ou d’électrification mais d’en user, avec son éventail de timbres infinis rehaussés de pédales d’effets, comme d’un générateur de sons, à l’instar de ce qu’on perçoit dans « Dissolve » : avant tout un souffle bruitiste où viennent se poser des gouttelettes cristallines. Un brouillard onirique plein de poésie. Un dialogue de fréquences entre étoiles.

En cela, Fender Rhodes Solo s’inscrit dans une véritable lame de fond du jazz européen, portée par ses plus jeunes pousses. En écoutant Dumoulin seul dans son home studio, on songe par exemple au SelfCooking de Matthieu Metzger, à l’Acapulco de Julien Desprez ou à l’Empty Orchestra de Peter Orins. Certes, l’éthéré « Sungloves », ses nappes infinies et extatiques, ne semblent présenter qu’un rapport distant avec les orages de guitare de Desprez, malgré les contours tranchants et acides de « The Red Hill Medicine ». Mais le paradigme est le même : cette génération a absorbé toutes les musiques, non comme une perte de sens dans la multitude, mais comme une quête de sens dans la profusion. L’instrument, les pédales et autres séquenceurs ne sont que le prolongement créatif de l’artiste, libre de toute grammaire, y compris celle de la musique électronique. Un artiste qui, las d’être polyglotte, se plaît à inventer son propre idiome.

Dans le voyage au cœur du Fender que propose ici Dumoulin, on discerne un soupçon de minimalisme (« Observing Disorder », dont la finesse ajoure le silence), et quelques rhizomes de Morton Feldman (« Inner White ») que le claviériste confessait aimer dans une interview très éclairante accordée à Citizen Jazz pour la sortie du premier Lidlboj. Dans cette série de séquences, découpée en seize pièces parfois très courtes, d’étranges sons hypersensibles vous happent dans un univers sans limites connues, parfois inquiétant (« Safety Orange »), où des bulles de jazz éclatent en gerbes multicolores (« Questioning The Heroic Approach »). Il y aura des sceptiques, bien sûr. Proposons-leur de se promener le nez au vent, casque sur les oreilles, avec cette musique pour bande-son de leur errance, voire de fermer les yeux au fond d’un canapé. De voyager sans passeport ni étiquettes en compagnie des lames métalliques Fender dans l’univers de Jozef Dumoulin. Il conviendra peut être alors de convoquer l’Histoire finalement, pour se rendre compte que c’est bien là la musique du XXIe siècle.

par Franpi Barriaux // Publié le 14 avril 2014

[1Ce qui est injuste, car ce clavier a surtout été celui de Joe Zawinul (The Rise And Fall Of The Third Stream), George Duke (Grand Wazoo de Zappa), Bill Evans (From Left To Right) ou plus récemment Bojan Z (Xenophonia).