Chronique

Ladd / Škrijelj / Malmendier

The Kort’dakian Crisis

Mike Ladd (voc), Emilie Škrijelj (acc, turntable, elec, fx), Tom Malmendier (dms, elec, fx)

Label / Distribution : Eux Saem

Le présent objet étonnera ceux qui n’ont pas suivi le parcours de Mike Ladd depuis deux décennies au moins. De Vijay Iyer à Emmanuel Bex en passant par Antoine Berjeaut et le magistral Sleeping in Vilna, le chanteur n’a cessé d’élargir le champ des possibles et est devenu le rappeur chouchou de la scène jazz française. Il serait bien injuste de lui reprocher ce succès : l’homme est suffisamment libre et talentueux pour choisir exactement ce dont il a envie. Cette rencontre à l’été 2021 avec l’un des duos les plus radicaux de la scène improvisée francophone en témoigne, et c’est sans doute dans cette esthétique qu’il se sent finalement le plus à l’aise. Enregistré au festival Météo de Mulhouse, ce concert avec le batteur Tom Malmendier et l’accordéoniste et turntabliste Émilie Škrijelj offre une double confirmation : d’abord, Les Marquises est une formation capable de construire n’importe quel climat. Ensuite Mike Ladd est un formidable narrateur, capable à lui seul s’approprier ces latitudes imaginaires et de leur donner vie.
 
En quarante-cinq minutes d’une longue tirade enflammée, récit de science-fiction qui rappelle le magnifique Welcome to The Afterfuture de Ladd, The Kort’dakian Crisis nous emmène où il le souhaite, c’est-à-dire dans l’atmosphère de Kort’Dakian, quelque peu hostile et en péril. On retrouve dans le jeu de Malmendier cette urgence qui apportait énormément dans le premier album des Marquises. Lorsque Ladd ralentit la cadence, ce sont des balais intenables qui maintiennent une incroyable tension. Le batteur est le point d’ancrage des deux esprits en liberté : Mike Ladd aspiré par son récit, Émilie Škrijelj qui s’empare d’un mouvement permanent, passant de son accordéon générateur de son aux platines, qui font énormément pour le climat de la narration. La jeune musicienne a toujours cette créativité étonnante qui fait de chaque effet sonore, de chaque voix travestie par le scratch des éléments de narration, des incitations à poursuivre plus avant une exploration qui est à la fois le sujet de l’histoire et son contexte.
 
La liberté qui anime Mike Ladd et les Marquises ne se négocie pas, elle s’impose. C’est même le sujet de The Kort’Dakian Crisis, sa raison d’être. Au détour d’un déchirement électronique rauque, en toute fin du morceau, alors que l’auditeur a l’impression d’avoir couru aux trousses d’un rappeur visiteur d’exoplanète hostile qui ne cesse de presser le pas, Émilie Škrijelj revient à l’accordéon, comme un retour dans une atmosphère plus incarnée, alors que la mitraille de la batterie, elle aussi, s’offre quelque répit. Un fructueux moment entre trois créateurs de mondes qui, comme souvent avec Mike Ladd, savent projeter leur poésie dans le biotope idéal, fût-il hostile. Un univers que Malmendier et Škrijelj agrémentent de splendides déchirures.

par Franpi Barriaux // Publié le 27 novembre 2022
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