Scènes

Les Cimes des pommiers

Echos de Jazz sous les Pommiers 2018, volume 2


Grand Orchestre du tricot à Coutances par Gérard Boisnel

En cette deuxième partie de festival, la chaleur s’en est allée. Je parle météorologie, évidemment, car, dans les salles, la ferveur est intacte. On a parfois l’impression d’aller d’un pic d’émotion à un autre : Raphaël Imbert, Émile Parisien, Anne Paceo et tant d’autres.

Mercredi 9 mai 2018
Trio Guillaume de Chassy, Christophe Marguet & Andy Sheppard, Letters to Marlene : un hommage sensible
Letters to Marlene est une œuvre collective qui entrelace des compositions de Guillaume de Chassy (piano) et Christophe Marguet (batterie) à des chansons interprétées par Marlene Dietrich, des entretiens qu’elle a accordés, des sons d’époque. L’ensemble fait revivre avec bonheur la grande comédienne, la chanteuse mais aussi la femme engagée qui a refusé le nazisme et soutenu les troupes alliées à la fin de la Deuxième guerre mondiale.

L’album, plein de sensibilité, ne se contente pas d’évoquer un passé sombre. À l’heure où certains thèmes de cette époque connaissent un fâcheux regain de faveur, où notre monde retentit ici et là de bruits de bottes et de rodomontades guerrières, il constitue aussi un salutaire appel à la vigilance et à la résistance, dans les pas de Mme Marlene Dietrich.
Nous avons donc un recueil de lettres d’amour musical comme dans cette élégie très mélancolique de Christophe Marquet, « Seule », ou dans l’évocation de la fameuse robe que portait chaque soir Dietrich dans sa tournée au front « The Dress ».
C’est aussi un album de combat comme dans « America » ou « Et in Terra Pax Hominibus Bonae Voluntatis » que son compositeur « ne dédie pas à Donald Trump » et dans le rapide et fiévreux « Les Ardennes ».
Un moment d’émotion et d’authenticité.

Le Grand Orchestre du Tricot, « Tribute to Lucienne Boyer : irrévérence et tendresse
L’entrée d’Angéla Flahault (voix) dans sa longue robe virginale (en partie transparente), au milieu d’une forêt de cœurs d’un rouge sanguinolent qui flottent dans un ciel incertain, est la métaphore exacte de ce concert jubilatoire à l’humour corrosif.

Théo Ceccaldi et Angela Flahault par Gérard Boisnel

La chanteuse s’avère également une remarquable comédienne : délicieuse en fausse naïve, mutine en coquine, glamour et mélodramatique quand il le faut sans cesser de tenir le personnage à distance. A l’avant du groupe, elle occupe l’espace et contribue à conférer au spectacle son caractère virevoltant.
Certaines des chansons les plus connues de Lucienne Boyer et d’autres passent à la joyeuse moulinette du Grand Orchestre du Tricot et de ses arrangeurs inspirés, Roberto Negro (piano), Théo Ceccaldi (violon), parfait dans le rôle de l’amant tué au pistolet par Florian Satche (batterie et direction artistique), et Valentin Ceccaldi (violoncelle).
C’est un concert de haut vol qui, de surcroît, vous déride les zygomatiques !

Jeudi 10 mai 2018
Harold Lopez-Nussa & The Afro Cuban Experience : à suivre
Pour ce concert exceptionnel, Harold Lopez-Nussa (piano), accompagnateur de la chanteuse Omara Portuondo pendant trois ans, s’éloigne de ce répertoire qui tend à devenir une sorte de cliché de la musique cubaine.
Sans rien renier de cet héritage, rythmique notamment, il l’intègre à un discours plus large et plus original. Le saxophoniste ténor au jeu puissant et inspiré David Sanchez ancre le répertoire au cœur du jazz. Mayquel Gonzalez, trompettiste virtuose au souffle qui paraît inépuisable, intègre avec bonheur à ce nouveau projet des éléments traditionnels cubains. Orlando « Maraca » Valle (flûtes), autre très grand technicien, incarne au mieux la tradition festive et dansante, marque de Cuba.

Hélène Labarrière et Hasse Poulsen, Busking : que chacun reconnaisse les siens…
« To Busk » en anglais signifie « jouer, chanter dans la rue ». Si on fait le rapprochement avec le sens familier de « buscar » en espagnol, « chercher des moyens de subsistance », on arrivera en français à quelque chose comme « faire la manche en chantant » ou l’inverse ! C’est ce à quoi se sont livrés Hélène Labarrière (contrebasse) et son complice dans cette affaire, Hasse Poulsen (guitares), dans Busking : ils sont allés chercher leur bien chez les autres…
Entendez par là que tous les titres de cet album et du spectacle de ce soir sont composés des dépouilles qu’ils sont allés récupérer chez d’autres artistes. Tous ? Non : « Mørke » (Sombre), le titre liminaire du concert, est une composition de Poulsen. Ce n’est pas la plus drôle, d’ailleurs… Nous sommes donc invités à chercher notre provende dans le résultat de leur « quête ». N’étant pas familier, loin s’en faut, de tout le répertoire mis à contribution, le jeu s’avère rapidement vain pour moi. Mais peu importe.
Qu’on reconnaisse leurs œuvres ou non, Stromae, Michel Berger, Lennon-McCartney, Dylan, Feist, etc. vont rapidement vous procurer un plaisir qu’ils n’avaient pas prévu. Voir circuler souplement, de l’un à l’autre des instruments, l’harmonie et la mélodie, la pulsation. Outre ses qualités de rythmicienne, Hélène Labarrière est aussi reconnue comme une grande mélodiste et elle le montre encore une fois. Et quand elle tient la maison, en grande contrebassiste, l’espace dans lequel Hasse Poulsen déploie ses bricolages et ses inventions est d’autant plus grand et le résultat plus jouissif. Le plus bel exemple en est sûrement le traitement réservé à « Lucy In The Sky With Diamonds ». Retrouver « rénové » un autre tube, de Michel Berger celui-là, « Les Uns contre les autres », n’est pas non plus un mince plaisir.
Que nos deux « busqueurs » en soient remerciés.

Émile Parisien et Joachim Kühn, Sfumato : la quintessence du plaisir
« Préambule », le bien nommé, nous introduit quasi religieusement dans la célébration de la musique qui va suivre. Après une introduction très aérienne de Manu Codjia (guitares), Émile Parisien (saxophone soprano) et Joachim Kühn (piano) interprètent avec beaucoup de douceur cette mélodie très prenante à la mélancolie élégiaque. Il s’agit toujours de mélodie, mais allègre cette fois, dans « Transmitting », une composition de Joachim Kühn.

Émile Parisien & Joachim Kühn « Sfumato » © Gérard Boisnel

« Missing a Page », du même Kühn, est à l’inverse une pièce très rapide qui sollicite la virtuosité du pianiste et du saxophoniste tandis que Codjia délivre un solo fiévreux et enlevé. Quelque chose de semblable se répète dans « Poulp » en bis. Une autre composition du pianiste allemand, « Arôme de l’air », très rapide jusqu’à la furia, est aussi une occasion de discours très inspiré pour Codjia. Si on y ajoute son rôle dans « Le Clown tueur de la fête foraine » (Émile Parisien), on mesure mieux sa place dans ce quintette où je l’entendais pour la première fois. Mário Costa (batterie) assure la rythmique avec maestria, secondé sereinement par Florent Nisse (contrebasse) qui supplée parfois Simon Tailleu.
Bien évidemment, la palme revient aux deux grands que sont Émile Parisien et Joachim Kühn. Leur communauté d’esprit, en dépit de la différence d’âge et de la déférence visible du saxophoniste envers le pianiste, les rapproche et semble les porter au-dessus d’eux-mêmes. Leur inventivité, leur engagement, leur sensibilité, leur palette étendue, leur talent tout simplement, subliment la musique et nous transportent au loin puis nous déposent, épuisés mais ravis, au rivage du plaisir.

Vendredi 11 mai 2018
Sylvain Luc, carte blanche : sur les ailes du rêve
En duo avec Sly Johnson (beatbox) ou avec Lionel Belmondo (bugle) à qui le lie une complicité de plus de 20 ans, Sylvain Luc (guitares nous entraîne dans un univers dont la délicatesse semble le maître mot.
On retrouve le même climat, fondé sur la suavité du jeu, la richesse des harmonies en trio avec les frères Bijan et Keyvan Chemirani (percussions) qui y ajoutent l’exotisme de leur culture persane avec ses rythmes complexes et envoûtants.
La palette de couleurs s’enrichit encore quand on ajoute aux précédents Lionel Suarez (accordéon) qui nous fait la surprise de jouer aussi de la… basse. Le duo, qui rivalise parfois d’aisance et d’inventivité, interprète en particulier une somptueuse ballade composée par Suarez et à laquelle se joignent les autres musiciens pour un moment de pure grâce.

Raphaël Imbert, Bach Coltrane : bouleversant
Près de quinze ans après leur rencontre, Raphaël Imbert (saxophones ténor et soprano) retrouve André Rossi (orgue) et Jean-Luc Di Fraya (percussions et voix) dans le cadre grandiose de la cathédrale de Coutances pour une interprétation de Bach Coltrane.

On est saisi d’emblée quand la voix puissante de Di Fraya s’élève sous les hautes voûtes de l’édifice consacré en 1057. La suite du concert lui fournira l’occasion de montrer des qualités vocales surprenantes chez un batteur. Le saxophone lui donne bientôt la réplique. Tandis que les deux hommes, chacun dans sa travée, progressent vers la scène en une sorte de liturgie, on sent passer le frisson du sacré. Sentiment renforcé quand Rossi fait entendre un choral écrit par Martin Luther.
Dans un langage simple, Raphaël Imbert explique, avec humour parfois, des liens de parenté historique et spirituelle qu’on ne soupçonnerait pas forcément entre la liturgie luthérienne, les negro spirituals et le gospel. Cette proximité, il la retrouve dans la quête spirituelle (mystique) de Bach et de Coltrane comme dans les recherches musicales de ces deux génies de l’improvisation.

Raphaël Imbert dans la cathédrale de Coutances par Gérard Boisnel

Quand « After the Rain » résonne dans la cathédrale, on est immédiatement happé par une interprétation qui va de la plus grande délicatesse à l’énergie la plus grande et la plus rageuse. Raphaël Imbert souligne le rapprochement qu’on peut faire entre « Crescent » et Messiaen.
Une improvisation qui combine un passage de Meditations (Coltrane, 1966), « Sometimes I Feel Like a Motherless Child » (negro spiritual que Paul Robeson fut l’un des premiers à entregister) et un choral de Bach est d’une beauté à vous tirer des larmes. « Song of Praise », qui subit un traitement similaire, est de la même eau. On se quitte avec Purcell où l’orgue d’André Rossi se mêle au soprano d’Imbert. Et comme on peut être tout à fait sérieux sans céder à l’esprit de sérieux, le saxophoniste glisse dans son improvisation quelques mesures des « Feuilles Mortes » !

Leïla Martial, Baa Box : les sortilèges de Leïla
Les clochettes du troupeau de chèvres se font entendre. Attention, Leïla Martial (voix, claviers), Pierre Tereygeol (guitare, voix) et Éric Perez (batterie, voix, sampler) vont bientôt vous emporter dans le monde de leurs rêves.
Le charme commence son action avec « Ombilic », une composition de Tereygeol, superbe alliance de beat box et de diverses voix qui s’élève sur la pâte sonore concoctée par Tsreygeol et Perez. Le voyage se poursuit par une composition collective, « My Name Is Nobody », que Leïla Martial résume en ceci : « Une intention qui cherche un corps », ce qui lui parait une bonne définition de l’humain, un titre qui nous entraîne dans un univers étrange.
Un sommet du chant est atteint dans ce concert avec « Oh, papa ! ». Cette sorte de berceuse d’Éric Perez est l’occasion d’un véritable festival vocal. Un duo Martial / Perez, brille par l’ampleur et la beauté du chant. Le trio qui suit est particulièrement poignant. Dans ce morceau, Leïla Martial se sert de sa voix lyrique (de plus en plus maîtrisée) avant de partir vers d’autres styles.
« Baabel », le titre éponyme de l’album, démarre par un vrai délire qu’aurait provoqué un cheveu trouvé sur sa langue par Leïla. Bel exemple de son extraordinaire inventivité, et de la permanence d’un certain esprit d’enfance. Ses camarades de scène ne sont pas en reste et nous concoctent un univers onirique instrumental des plus réjouissants. Baa Box est un feu d’artifice de la fantaisie et un Objet Vocal Non Identifié !

Samedi 12 mai 2018
Madeleine et Salomon, A Woman’s Journey : l’émotion à voix nue
J’ai déjà eu l’occasion de dire dans ces colonnes l’impression produite par le concert tiré de l’album A Woman’s Journey (2016). Je retrouve ici, intactes, mes sensations avec un peu de magie en moins pour ce concert donné à la lumière du jour.
La voix superbe de Madeleine (Clotilde Rullaud) vous saisit toujours autant avec ses graves magnifiques. Le piano de Salomon (Alexandre Saada) vous attrape avec beaucoup de subtilité, par sa suavité au détour d’une mélodie ou quand il vient accroître insidieusement la tension ressentie dans une pièce dramatique.
L’émotion s’empare de vous lors du lamento au temps suspendu de « Strange Fruit » et peu s’en faut que des larmes ne vous viennent aux yeux. Vous frissonnez en écoutant la remarquable interprétation de « Four Women ».

China Moses : un show rondement mené
La chanteuse China Moses met une voix chaude aux graves avantageux au service d’un répertoire mâtiné de soul, de funk, de pop et de… jazz. Le concert d’aujourd’hui est fondé sur des compositions où elle se raconte : sa rencontre avec son mari, ses rapports à la cigarette, à l’alcool, au sexe et à la fête, sa relation à sa mère, Dee Dee Bridgewater.
Extrêmement mobile, elle danse volontiers sur les plages musicales et mène le spectacle comme une revue. Elle a la chance d’être entourée par un quartette qui sonne au sein duquel on distinguera Neil Charles à la contrebasse et Luigi Grasso (saxophones et claviers), remarquable au baryton.

Anne Paceo, Bright Shadows : la route de la voix
Pour clore sa première année de résidence à Jazz sous les pommiers, Anne Paceo (batterie, chant, composition) nous offre une création dense où elle explore de nouveaux territoires au sein d’un univers qu’elle s’est construit et qui est désormais tout à fait identifiable.
Dans son groupe Bright Shadows (admirez l’oxymore), éponyme de l’album à paraître chez Laborie en début d’année prochaine, elle retrouve ses partenaires de Circles au succès quasi planétaire. Tony Paeleman tient les claviers, Christophe Panzani est aux saxophones et on retrouve Pierre Perchaud à la guitare. Deux vocalistes les ont rejoints : Florent Mateo, à l’univers mêlant jazz, lyrique, électro-acoustique, trip hop, etc. et Ann-Shirley, une pianiste et chanteuse qui n’a pas vingt-trois ans, révélée par The Voice, et dont le talent a éclaté ce soir.
On l’aura compris, cette nouvelle œuvre d’Anne Paceo fait la part belle à la voix. Anne, elle-même, fait un nouveau pas en ce sens. On l’avait déjà entendue chanter mais derrière sa batterie. Cette fois, c’est à l’avant-scène qu’elle est venue se livrer en trio. C’est que, pour elle, la route de la voix peut-être aussi un chemin de vie dans notre monde. Tous ses musiciens chantent à un moment ou à un autre et elle a poussé ce parti pris, si l’on peut dire, jusqu’à faire sonner comme des voix le ténor de Panzani et la guitare de Perchaud.

Anne Paceo « Bright Shadows » par Gérard Boisnel

« Le cri », pièce dédiée aux exilés qui commence le concert, est une magnifique ouverture vocale, très mélodique, accompagnée par le clavier et le saxophone ténor tandis que tous les autres chantent avant un tutti instrumental. L’impression est très forte et l’émotion ne décroîtra pas tout au long du concert, de sorte qu’on a du mal à en isoler des instants. On retiendra peut-être le travail à la batterie dans « Bright Shadows ». « Hope Is a Swan », très beau chant, plutôt lent, accompagné délicatement au clavier et à la batterie met en valeur le timbre de baryton de Florent Mateo. La voix aux graves de mezzo-soprano d’Ann-Shirley se dévoile dans « Tomorrow Tomorrow » mais c’est dans « Nehanda » (en hommage à Nyakasikana, la mère de l’indépendance du Zimbabwe) qu’elle se révèle vraiment. La pièce s’ouvre sur un passage dramatique à la batterie puis la voix d’Ann-Shirley s’élève avec des intonations africaines soutenues par la percussion qu’elle manie, tandis que le son de Perchaud à la guitare évoque la kora. Un grand moment d’émotion renforcé par la démarche chorégraphique d’Ann-Shirley.
L’enthousiasme du public qui obtient deux rappels est à la hauteur de cette nouvelle œuvre qui frappe par sa profondeur et ses grandes qualités de composition et d’interprétation.

Ainsi, la 37e édition du festival Jazz sous les pommiers s’en est-elle allée, laissant des festivaliers ravis de leur semaine et des organisateurs comblés par la fréquentation (41 500 tickets édités, record une nouvelle fois battu) et par la satisfaction du public.