Chronique

De Chassy / Sheppard / Marguet

Letters to Marlène

Guillaume de Chassy (p), Andy Sheppard (saxes), Christophe Marguet (dms)

Label / Distribution : NoMadMusic

Quiconque a vu l’Ange Bleu, dans ses jeunes années de Ciné-Club -ça existe encore, ça ?-, se souvient de la beauté vénéneuse et légèrement surannée de Marlène Dietrich chantant comme un défi - au patriarcat, à la société qui allait engendrer les nazis -, vêtue des les courts oripeaux de Lola-Lola. C’est l’image qui reste de Lili Marlene, le cliché pourrait-on dire, mais c’est aussi la matrice de l’incroyable liberté et du grand courage de cette actrice qui s’opposa aux nazis et ne s’en laissa jamais conter. Une figure inspirante pour le jazz, que s’approprie volontiers, sous la conduite souple mais opiniâtre de Guillaume de Chassy, le trio qui nous avait naguère présenté les Shakespeare Songs.

Guillaume de Chassy n’a besoin que de quelques accords pour définir une couleur, une période, un environnement.
Ainsi, « Et in terra pax hominibus bonae voluntatis », écrit par le pianiste, est une douce complainte toute éclairée de spleen qui témoigne du combat, à bas bruit puis de plus en plus véhément, de Dietrich contre le nazisme. Autour du pianiste, le batteur Christophe Marguet et le saxophoniste Andy Sheppard occupent chacun une posture que permet le contexte : la mitraille pour Marguet qui fait ronfler dans le lointain la menace des guerres et le combat, d’abord feutré, puis plus frontal de la liberté, maître mot de ces lettres. Car il ne s’agit ni de reprises de chansons, ni d’une hagiographie. Certes, l’album sorti chez NoMad Music s’ouvre sur l’hymne « Lili Marleen », lumineuse déclaration d’amour qui se prend d’un certain lyrisme à mesure que de Chassy fait parler sa main gauche. Mais le pianiste trace aussi la route sur « Les Ardennes », comme pour piloter le blindé léger qui conduit Marlène sur le front américain. Des images qui font d’un instant toute une scénographie et s’intègrent à un film en plein tournage.

On pourrait imaginer que la dichotomie de l’image de Marlène, construction narrative des années 30, est scrupuleusement respectée par le trio : à Sheppard le feu (« America »), à de Chassy la glace (« Seule »), avec Marguet en maître coloriste. Mais si les films sont en noir et blanc, le disque ne l’est nullement et c’est à un festival de nuances que nous assistons, sans une once de nostalgie. Et pour cause : la décennie qui vit déferler le nazisme en Allemagne et le nationalisme fétide des semeurs de haine fertilisés par le capitalisme aveugle de nos tristes années 2010 ont un vague air de famille. Où est notre Marlène ? Lili Marleen, reviens ! C’est le mot d’ordre de ce bel album dont la pochette abroge toutes les lois en vigueur concernant Photoshop.