Chronique

Marjolaine Reymond

To Be An Aphrodite Or Not To Be

Marjolaine Reymond (voc, elec), Linda Thiry (voice), David Patrois (vib, marimba), Xuan Lindenmeyer (b), Yann Joussein (dms) + Christophe Monniot (ss, as, bs), Alain Vankenhove (t), Juliette Stolzenberg (fl), Julien Pontvianne (ts).

Qu’on se le dise : ce disque et les mondes parallèles qu’il traverse n’appartiennent qu’à eux-mêmes ! Sui generis, comme dirait l’autre… Marjolaine Reymond est de ces artistes qu’on ne peut ranger dans aucune catégorie, pas plus qu’on ne saurait la présenter comme une chanteuse de jazz, de celles qui viendraient vous susurrer à l’oreille un standard mille fois rabâché à grand renfort d’œillades complices. Pas le genre de la maison… Ici, le langage employé - on devrait plutôt parler d’idiome tant l’élaboration savante des climats vocaux et instrumentaux est singulière - vous plonge dans un univers à mi-chemin entre rêve et réalité. To Be An Aphrodite Or Not To Be, une invitation à l’onirisme, un album qui confirme plus que jamais Marjolaine Reymond comme la détentrice d’un secret : celui de la confection d’Objets Vocaux Non Identifiés.

Le parcours de cette chanteuse atypique traduit sa volonté de créer, voire d’improviser un domaine bien à elle. En tant que chanteuse, elle s’est rodée dans le répertoire contemporain (Berio, Stockhausen, Cage ou Messiaen) ; elle est aussi reconnue comme compositrice, mais n’a jamais trouvé de vraie satisfaction dans le cloisonnement de ses différentes activités. Car Marjolaine Reymond est une artiste de la fusion des genres. Tout naturellement, elle a investi le monde du jazz, rapprochant les cultures européennes et américaines, associant la voix et l’électronique, plongeant, dans une même marmite en ébullition, musique contemporaine et pulsion du groove. Résultat : une musique radicale et inclassable qui la mènera à autoproduire ses albums et à créer le label Kapitaine Phoenix Collectif. Deux disques verront le jour : Eternal Sequence (2005) et Chronos in USA (2008). Suivront de très nombreuses rencontres avec des musiciens de renom, parmi lesquels Michel Portal, François Jeanneau, Simon Goubert, Médéric Collignon ou bien encore Louis Sclavis.

To Be An Aphrodite Or Not To Be est le troisième enfant de cette patiente croisade musicale qui, on le devine, conduira Marjolaine Reymond à d’autres fructueuses extravagances. Cette fois, c’est l’Américaine Emily Dickinson qui se trouve placée au cœur de son processus créatif. Cette poétesse solitaire, introvertie et recluse, nous parle de solitude, de sa peur de la mort, non sans humour ni dérision. Pas étonnant qu’elle ait suscité l’intérêt de la chanteuse, elle qui vénère tant la singularité. Cette fois, il s’agira d’unir musique et narration.

D’un point de vue formel, le disque est agencé en trois volets (« A Lover », « A Dance », « A Child »), chacun brièvement annoncé par la voix de Linda Thiry, ici dans le rôle de la récitante. A l’écoute des 23 plages qui le composent - dont certaines, très brèves, se présentent sous la forme d’instantanés instrumentaux aux couleurs néo-classiques (« Satyricon Coda », « L’orgue des barbares », « Le choral d’amour ») - on peut parler de radicalité poétique : il y a chez Marjolaine Reymond un parti-pris de féerie nébuleuse qui pointe le bout de sa baguette magique dans le moindre détail des arrangements de voix ou d’instruments. Une voix dont le registre très étendu contribue au mystère requis par le propos et sublime la substance mystérieuse qui nourrit les compositions : associations de timbres et de textures en constante variation où le vibraphone (ou le marimba) de David Patrois, associé aux jeux électroniques de la chanteuse, occupent une place centrale, mélodies complexes, arrangements savants qui font la part belle aux solistes (remarquables Alain Vankenhove à la trompette et Christophe Monniot aux saxophones) et aboutissent à de subtils glissements stylistiques… Ainsi « Le bébé sur la neige », probablement un des sommets du disque, est un modèle du genre dont l’ambiance free vire à un jazz plus classique aux accents impressionnistes. Ou bien encore « Vortex » et son tutti où les voix - qui ne sont pas sans évoquer une autre planète étrange, celle de Magma - répondent au chant de la flûte (Juliette Stolzenberg) ou au saxophone sopranino. Autant de petites folies parfois hypnotiques (« Venus Transfert », « Le carnaval des elfes ») qui cèdent la place à des instants plus suspendus et aériens (« Les Cupidons glacés » et ses belles échappées vocales), célestes (« Purification »), voire imprégnés d’un minimalisme que ne renierait pas un Robert Wyatt (« Venus contre Transfert »). On sort d’un tel voyage un peu chamboulé, intrigué par la force de persuasion d’une chanteuse qui, pas un seul instant, ne laisse retomber la tension. Sa performance vocale est étonnante.

Marjolaine Reymond, chanteuse de bonne aventure qui sonde vos rêveries pour mieux envoûter, vous emportera à coup sûr dans le tourbillon de son univers éthéré. Et c’est au moment où vous pensez l’approcher qu’elle s’éloignera, gardant tout son mystère et cultivant son amour d’un irréel liquide et vaporeux. On la savait unique et du genre inclassable : ce n’est pas avec To Be Aphrodite Or Not To Be qu’elle va rentrer dans le rang. Tant mieux !