Chronique

Stabat Akish

Nebulos

Marc Maffiolo (sax basse, ts), Ferdinand Doumerc (bs, ts, as, ss, fl), Guillaume Amiel (marimba, vib, perc), Stéphane Gratteau (dms), Maxime Delporte (b), Rémi Leclerc (Rhodes, clavinet, org, p)

Les Toulousains de Stabat Akish n’en sont plus à une taquinerie près ! Quand le disque ne se vend plus ou presque, les voilà qui vous délivrent, avec une pointe de malice qui leur ressemble beaucoup, un second album sous forme de vinyle en tirage limité à 500 exemplaires. Un bel objet orné d’un aimable éléphant, dans lequel l’acheteur trouvera un flyer et un code pour télécharger la version numérique. Joli pied de nez à la dématérialisation actuelle, et stimulation du désir d’objet durable, histoire de démontrer un esprit de résistance réjouissant que ce second disque ne démentira pas. Car Nebulos, c’est le nom de cette élégante production, confirme toutes les qualités que Citizen Jazz avait énumérées dans sa chronique du premier.

Sur scène, Stabat Akish est tout aussi porteur d’ivresse : son passage sur la scène de Nancy Jazz Pulsations 2009, par exemple, avait créé l’événement. Sa science de la construction savante, son jusqu’au-boutisme syncopé, ses incessantes ruptures et ses changements de direction avaient trouvé une conclusion fulgurante dans un final en soundpainting pour le moins réjouissant. Sacrée démonstration qui en avait assis plus d’un sur son fauteuil !

Alors ne le dites à personne : sous ses allures sages d’éternel étudiant, le contrebassiste Maxime Delporte – qui signe toutes les compositions – cache en réalité un apprenti-sorcier taquin dont le monde bariolé vous happera illico dans un grand tourbillon, souvent agrémenté d’un éclat de rire. Un univers imprévisible et survolté, celui d’une multitude de diablotins gouailleurs qui s’enfuiraient en piaillant sous vos pieds, ravis du bon tour qu’ils viennent de vous jouer. Vous ne les aviez pas vus venir, et forcément, vous avez sursauté. C’est un peu cela, Stabat Akish : ça grouille de partout, il faut surveiller les moindres recoins de la pièce pour ne pas se laisser surprendre au détour d’une rencontre avec une créature espiègle dont l’espèce vous est inconnue et qui prend plaisir à vous faire gentiment peur. Avant que, bien sûr, vous ne poursuiviez l’exploration des lieux, frissonnant d’avance à l’idée d’une nouvelle découverte bondissante.

Nebulos, plus encore que son prédécesseur, a des allures de dessin animé hypertonique au trait d’une grande précision, parfaitement mis en valeur par un travail sur les couleurs original et chatoyant. Son scénario, agencé selon une mécanique d’une précision maniaque, ne vous laisse aucun répit. Voilà pour l’environnement général. Les musiciens, qu’on peut classer par paires, sont les mêmes qu’en 2009. D’abord les deux soufflants, Marc Maffiolo et Ferdinand Doumerc : la palette de leurs saxophones (de basse à soprano) est large, elle les autorise à entreprendre toutes les associations suggérées par leur imagination, ici soutenue sur plusieurs titres par un trombone et une trompette (respectivement Nicolas Gardel et Olivier Sabatier). Mentionnons aussi çà et là la guitare d’Olivier Cussac, tour à tour rageuse et d’essence frippienne ou caressante quand elle se veut plus hawaïenne. Le marimba et le vibraphone de Guillaume Amiel dialoguent avec les claviers (piano, Rhodes, Moog, orgue) de Rémi Leclerc. Leurs échanges créent une fluidité presque liquide, quand ils n’investissent pas le champ des bruitages (une goutte d’eau, un oiseau, une vache, un moustique…). Et pour pousser ce petit monde, la rondeur rassurante d’une contrebasse dont le drive est assuré avec beaucoup de fermeté par Delporte ; derrière, la batterie de Stéphane Gratteau, qui n’hésite pas à s’aventurer dans le rock.

Sacrée machine, donc, et bel appétit de jouer qui éclate tout au long des 41mn de Nebulos. Définir cette musique n’est pas chose aisée : on y trouve un savant travail de construction/déconstruction dadaïste que n’aurait pas renié Frank Zappa ; la rigueur de l’écriture et les multiples ruptures de rythme (« Dynamique cassoulet », « Fast Fate ») renvoient aussi à l’univers tendu de John Zorn (rappelons que le premier album de Stabat Akish a d’ailleurs été publié sur son label Tzadik). Maxime Delporte assume manifestement l’influence du rock progressif de King Crimson : il ouvre parfois des pistes frôlant l’esprit de « 21st Century Schizoid Man ». On devine aussi chez lui un goût prononcé pour l’école de Canterbury (« La serrure », entre National Health et Henry Cow). Avant tout, c’est la vivacité du propos et l’invention qui séduisent : si la tension de la musique peut se relâcher au profit d’une approche purement mélodique (« Un peuplier un peu plié » ou le troisième mouvement de la suite « Sprouts »), c’est pour mieux rebondir en assauts croisés comme autant de joyeux combats fraternels ; mais aussi en fanfares ivres (« Soft Fate »), en chorus free, tel celui du saxophone soprano sur le même « Sprouts » ou en générique de fin d’un film d’aventures imaginaire (« Le chiffre »).

Cerise sur le gâteau : Nebulos invite la comédienne Sarah Roussel sur deux titres : « Sprouts » et « Troïde ». Elle y dit ses propres textes dont le sens échappera sans doute à toute personne douée de raison mais qu’on se plaît à déguster comme un élixir aux vertus euphorisantes et durables. Il y est question, par exemple, de « 107 572 petits germes en pleine efflorescence, 20 000 000 de fois plus actifs que l’arsenic ». Un peu plus tard, elle clame : « Que c’est bon les germes, que c’est bon ! Je vous entends. Où est ma salle de bains ? J’entends le monde entier, alors voilà. Alors, nous avons ensemencé le monde, que c’est bon les germes, que c’est bon ! ». Ou bien encore : « Tournesol 37, j’ai un problème ! All my sprouts are dead. Je vous appelle depuis ma salle de bains. J’étais en communication avec la toxine. C’est vous ? Vous riez ? ». Vous n’y comprenez rien ? Ne cherchez pas, il en va ainsi chez Stabat Akish : on ose les idées biscornues, on jette des notes ou des mots par la fenêtre pour observer leur trajectoire. Juste pour voir si la chute sera réussie. Et ça marche à tous les coups : le groupe reste soudé, prêt à en découdre… ou à tisser une nouvelle toile et créer d’autres motifs.

Cette sorcellerie bigarrée est la bienvenue. Car au-delà des images réjouissantes que Stabat Akish projette sur notre imaginaire, il faut d’abord souligner l’extrême rigueur de sa musique, sa science du dérapage contrôlé et sa singularité joyeuse. Maxime Delporte et ses amis ont inventé leur idiome, celui d’un monde enchanté dont ils ouvrent les portes en grand. Entrez dans leur danse !