Portrait

40 ans du label HatHut : Orange is The New Black

Depuis quarante ans, Werner X. Uehlinger, patron de HatHut, nourrit la flamme de nombreux amateurs compulsifs .


Il n’y a pas de plus grande passion que celles qui naissent fortuitement. S’il est entendu que diriger un label consacré aux musiques de marge est une passion au sens christique du terme - souffrance et dénuement -, on peut considérer que Werner X. Uehlinger, patron de HatHut, est animé par ce sentiment transcendant. Mieux, il nourrit la flamme de nombreux mélomanes compulsifs en Europe et dans le monde depuis quatre décennies. Symptôme : une vive trace orange laissée dans les rayonnages des discothèques, couleur de la mythique tranche de la collection HatOLOGY, consacrée au jazz et à la musique improvisée.

En 1975, rien ne laissait pourtant présager une si longue carrière, et pareille profusion de disques - plus de cinq cents, dont quelques centaines toujours au catalogue -, des ressorties régulières, comme une bouteille de vin qui se bonifie en cave, et des nouveautés choyées. Lorsque Werner X. Uehlinger fonde le label suisse HatHut, c’est avant tout pour publier les disques du multi-instrumentiste Joe McPhee, rencontré aux États-Unis. Le premier, live en trio avec Mike Kull au piano et Bruce Thompson aux percussions, s’intitulera Black Magic Man. Il n’est pour l’instant plus disponible… Mais c’est la première pierre d’une collaboration qui cimente l’identité de HatHut. Celle-ci tient en trois axes : fidélité, disponibilité et réflexion offerte à des artistes exigeants ; volonté absolue d’abolir les frontières stylistiques ; et enfin, désir de créer des passerelles transatlantiques.

Le légendaire label multipliera les collections, de HatART à HatNoir pour finalement recentrer ses disques sur deux entités : HatOLOGY (tranche orange) destinée aux musiques improvisées et au jazz, et Hat[now]Art (tranche rouge) qui ménage une place plus large au contemporain et regroupe l’œuvre de Morton Feldman, Giacinto Scelsi ou Fritz Hauser. Les différences sont parfois ténues. Certains musiciens, tel le clarinettiste Guillermo Gregorio, apparaissent indifféremment dans les deux.

HatHut, en 1975, se place au croisement d’une unité de temps et d’une unité de lieu ; les années 70 favorisent les rencontres entre les musiciens européens et les légendes du free jazz étasunien, et la Suisse est une des places fortes de ce mouvement. McPhee est un des tout premiers à l’alimenter. Dans la collection HatOLOGY actuelle, l’album Oleo, sorti en 1982 et ressorti en 2004, en est un vibrant témoignage. Aux côtés de l’Américain, on trouve des musiciens suisses (Pierre Favre à la batterie, André Jaume aux saxophones), et français (François Méchali à la contrebasse, Raymond Boni à la guitare…) pour une musique effervescente, chaleureuse et absolument libre.

La marque de fabrique de HatHut est également de ne pas se contenter de cette liberté, de la brandir en un immuable étendard mais aussi de creuser le passé pour illustrer les évolutions musicales par l’édition de concerts, comme ceux d’Albert Ayler en 1966 ou du Creative Orchestra de Braxton en 1972, tout en défrichant le futur via les espaces ménagés à des explorateurs tels Erikm et son surprenant Complementary Contrasts Donaueschingen 2003 ou le saxophoniste Ellery Eskelin, qui est très vite devenu l’une des figures du label.

Au milieu des années 90, après avoir jeté les bases de son Jazz Trash en trio chez Songlines en compagnie d’Andrea Parkins et du batteur Jim Black, Eskelin va transcrire le souffle de la décennie dans une série d’albums étourdissants. Le plus marquant reste certainement One Great Day, un des tout premiers de la nouvelle collection HatOLOGY. Une musique rugueuse portée par le timbre agressif du ténor et la batterie gavée de rock de Black, qui palpite encore de toute sa vigueur et a largement influencé les décennies suivantes. Au total, le trio signera neuf albums, parfois avec d’autres invités sur le label. À l’occasion des 40 ans de ce dernier, Ellery Eskelin propose un Solo Live At Snugs qui se déroule comme un manifeste et le relie à d’autres musiciens qui ont fait les beaux jours d’HatHut, à l’instar de Dave Liebman avec qui il anime également un quartet avec Tony Marino et Jim Black. Laisser le temps, mettre en perspective. Deux qualités majeures de Werner X. Uehlinger.

C’est sans doute ce qui a attiré de grandes figures étasuniennes sur ce petit label sis au centre de l’Europe. Contempler la collection donne le tournis : Cecil Taylor, Archie Shepp, Jimmy Giuffre, Matthew Shipp, Lee Konitz… et Steve Lacy, qui fut certainement un des fidèles du label suisse. Au total, plus d’une dizaine d’albums enregistrés par ce saxophoniste avec toutes sortes de formations différentes, du duo avec Mal Waldron (Live at Dreher, Paris 1981) jusqu’au grand ensemble (Itinerary). C’est néanmoins en quartet, en compagnie du regretté Jean-Jacques Avenel, et en quintet avec Irene Aebi que Lacy écrit les plus belles pages de sa collaboration avec HatHut.

Par de nombreux lives, tout d’abord, mais aussi par un album comme Morning Joy, un des trésors de la collection. Tout y est énergie, joie de jouer ensemble et intelligence collective. La base rythmique Oliver Johnson / Jean-Jacques Avenel n’est pas seulement roborative, elle est absolument libre et suit Lacy instinctivement au plus profond de ses échanges avec Steve Potts, dans ses compositions comme dans des reprises jouissives de Monk (« In Walked Bud »). Pour « son » anniversaire, c’est Uehlinger qui offre les cadeaux, avec la sortie de Shots, un album en duo avec le percussionniste nippon Masa Kwate initialement paru sur le défunt label Musica et qui ressuscite chez HatHut comme pour mieux éclairer une fidélité passionnée.

Tout autant que Lacy, Anthony Braxton jouit d’une totale liberté sur le label. Il en a écrit les belles heures, dès les années 70, en multipliant les captations de concerts, là encore avec différents orchestres. Dans sa pléthorique discographie, Braxton a honoré de nombreuses maisons. Mais c’est sans aucun doute HatHut qui illustre le mieux sa constante réflexion sur le langage musical et son rapport à la tradition, notamment avec le tromboniste George Lewis, autre acteur important du label (il y a notamment enregistré News For Lulu avec John Zorn et Bill Frisell), puis par son célèbre quartet des années 80 avec Marylin Crispell, Mark Dresser et Gerry Hemingway : ce seront les Pulse Track Structures, petites unités écrites chamboulées par l’improvisation soliste ou collective. Il est intéressant de noter que les musiciens de Braxton ont également trouvé place sous les tranches orange : c’est le cas de Gerry Hemingway (Demon Chaser, entre autres) et plus récemment de Mary Halvorson ou Taylor Ho Bynum (Asphalt Flowers Forking Paths).

A l’occasion des quarante ans ressort le fameux Quartet (Santa Cruz) 1993, dernier enregistrement de cet orchestre important, sorte de quintessence de ce que ces musiciens ont pu bâtir ensemble. Dans une large mesure, HatHut a été un espace d’expression comme de réflexion, par exemple grâce aux notes de pochettes, qui proposent souvent une lecture extrêmement pointue de l’œuvre. De plus, les liens ténus qui l’unissent à la musique contemporaine ont permis à un Braxton de franchir le plafond de verre entre les deux ; en témoigne sa notated music jouée par la pianiste Hildegard Kleeb, interprète habituelle de Cage, sur Hat[now]Art.

Cette intrication entre musique improvisée et contemporaine écrite a fédéré bon nombre de musiciens européens par sa couleur très particulière, reconnaissable entre toutes. Il n’est guère étonnant d’y retrouver des personnalités atypiques comme l’Anglais Mike Westbrook qui a signé de véritables manifestes chez HatHut : d’abord une déclaration d’amour à Duke Ellington (On Duke’s Birthday) en compagnie de Dominique Pifarély, entre autres, puis l’éclatant Rossini qui se saisit avec humour des notes du pompeux Italien pour en faire une partition de marching band aux arrangements luxueux, entre happening surréaliste et érudition musicale.

Ailleurs en Europe, on citera les Néerlandais de l’ICP Orchestra (Jubilee Varia), où encore Urs Leimgruber, Joëlle Léandre ou François Raulin (Trois plans sur la comète). Côté Suisse, Samuel Blaser ou Manuel Mengis font partie de la nouvelle génération choyée par le label. L’Autriche, voisine de la Suisse, est également très représenté avec le saxophoniste Max Nagl (Ramasuri), le trompettiste Franz Koglmann (O Moon My Pin Up) ou le clarinettiste Théo Jörgensmann (To Ornette – Hybrid Identity) et ses allures de Third Stream. A Memory of Vienna annonçait Ran Blake et Anthony Braxton dans un duo pour HatHut. Une ville qui est au centre du Vienna Art Orchestra de Mathias Rüegg, lequel a signé de nombreux disques chez Uehlinger, à commencer par le remarquable Notion in Perpetual Motion et ses délices d’arrangements.

Aussi mythique qu’il puisse être, fort de ses quatre décennies et de son prestige, HatHut n’a pas échappé à la crise du disque. En 2011, les parutions se sont taries. Déjà au début du XXIe, le défaut de la banque UBS, son mécène, avait entraîné un arrêt. En terme d’image de marque, HatHut a pourtant de nombreux atouts : un positionnement clair, rugueux et parfois brut qui en fait une sorte « d’anti-ECM », un design remarqué (tranche orange, noir et blanc profond, graphisme élégant)… Nonobstant cela, en 2012 Werner X. Uehlinger lance pour financer HatHut un appel aux « idéalistes et sympathisants » - visiblement entendu, puisque depuis quelques mois, les sorties et rééditions reprennent selon un rythme plus soutenu. Prochainement ressortira par exemple le trio de Daunik Lazro avec George Lewis et Joëlle Léandre (Enfances Updated, Rue Dunois 1984) et verra le jour le Don’t Buy Him a Parrot… de Christoph Erb, Jim Baker et Frank Rosaly. L’arrivée du jeune Suisse a quelque chose de fort, même s’il était déjà sideman sur Into The Barn du Manuel Mengis Gruppe 6. Une sorte de relais transmis à un musicien que HatHut a largement influencé dans ses propres productions chez Veto Records, notamment la collection Exchange, en prise directe avec la scène de Chicago.

Depuis quarante ans, Werner X. Uehlinger a su créer une esthétique à nulle autre pareille et permis à de nombreux amateurs d’étendre leur champ au-delà de leur goûts initiaux, jusqu’au confins les plus complexes des musiques les plus exigeantes. Les disques à tranche orange sont résolument le signe de ralliement des bonnes discothèques.