Entretien

Alexandra Grimal cultive son jardin abstrait

Alexandra Grimal laisse ses idées monter en graine

© Laurent Poiget

Lorsqu’Alexandra Grimal revient avec un nouveau projet, il convient d’être des plus attentifs. La saxophoniste a toujours développé un chemin très personnel, qui se singularise avec le temps. Le saxophone soprano s’impose, et même de plus en plus la voix. Celle-ci aussi est singulière : aiguë, éthérée, rêveuse… Elle est taillée pour la poésie, et en toute logique, c’est avec une grande poésie que la saxophoniste aborde ses sujets. Ils ont souvent rapport aux éléments, du vent au soleil. Une dynamique qui s’applique également à la terre ; avec The Monkey in The Abstract Garden on la retrouve à l’écoute de l’infiniment petit, avec la science du son de Benjamin Lévy. Rencontre avec une grande voix de nos musiques.

Alexandra Grimal

- Alexandra, votre dernier album parle de plantes et de semailles, après vous être intéressée au vent et au soleil. Pouvez-vous nous expliquer cette passion pour les éléments ?

La recherche de l’impalpable, des choses qui nous échappent, plus grandes que l’être humain. L’englobant, ce qui nous entoure et nous enserre. Ce qui nous fait grandir et nous nourrit… après de nombreuses années de nomadisme, je deviens sédentaire et je m’émerveille du jardin au quotidien. Quand je vivais aux Pays-Bas, j’avais un tout petit jardin ouvrier. J’aimais beaucoup regarder les plantes pousser. Entre l’agitation du monde et l’arrêt sur image, l’observation du vigoureux minuscule m’a toujours fasciné.

En découvrant les livres du paysagiste Gilles Clément lors d’une résidence de compositeur à l’abbaye de Noirlac, je suis tout de suite entrée en résonance avec ses concepts de friche, jardin en mouvement et tiers paysage. Après le travail technique de l’instrument, les longues années d’étude de langages musicaux multiples (jouer au mieux la musique des autres pour s’y découvrir soi-même tout en cherchant à faire naître la pensée d’autres compositeurs), j’ai éprouvé le besoin d’aller au-delà de mon apprentissage, hors du langage de l’Autre.

Cette image du jardin, qui a toujours été très forte pour moi, me questionnait. Quel est mon jardin ? Quelles sont les espèces qui arrivent d’elles-mêmes, sans le contrôle du jardinier ? Quel est mon langage aujourd’hui, sans forme décidée à l’avance ni concept, dans un geste qui unit l’instinct et le savoir ? Qu’y a-t-il à l’intérieur du timbre et de la couleur du son ? Ma recherche à travers ces éléments est la matière sonore brute, un au-delà de la pensée. Une forme d’énergie fondamentale et organique.

- Avec Nāga, il y a quelques mois, on découvrait un univers très personnel et onirique, avec la chanteuse Lynn Cassiers. Il faisait beaucoup penser à Heliopolis, un album plus ancien. Est-ce que The Monkey in The Abstract Garden s’inscrit dans la même lignée ?

Dans mon travail, tout est interdépendant. Chaque nouvelle pièce est le prolongement de celle d’avant. Un maillage s’opère, qui synthétise et passe au travers de chaque œuvre. Ce sont des morceaux de vie qui forment une unité. J’étais très heureuse de mon Nāga multicolore, qui lui-même était né de Dragons, Heliopolis,Nelson Veras, Jozef Dumoulin et Dré Pallemaerts avaient insufflé un grand espace de liberté : chaque individu était le contrepoint de l’autre, dans sa singularité et son authenticité.

Lynn a écrit des paroles sur les mélodies et en résonance avec les thèmes de la composition de Nāga avec beaucoup d’intelligence et de sensibilité. Elle a su prolonger la matière sonore en matière texte, pour former une unité vibrante. Un album numérique en duo avec Lynn Cassiers, hybrids, sortira le 12 janvier prochain. Nous l’avons enregistré il y a plusieurs années, le confinement m’a permis de le dérusher. Il me fallait bien un mois pour cela, c’était une occasion inespérée ! Nous travaillons ensemble avec Lynn depuis 2003, c’est une merveilleuse compagne de longue route avec laquelle nous avons beaucoup expérimenté et partagé différentes formes d’écriture. Nous avons chacune écrit des textes, crié, chanté, expérimenté très librement des sons, toujours avec enthousiasme et espièglerie, un peu comme des enfants qui laissent libre cours à leur imagination.

Alexandra Grimal

C’est une amitié créatrice incroyablement libre, joyeuse et profonde à la fois, qui s’est construite à travers différents groupes au fil du temps. The Monkey in The Abstract Garden s’inscrit dans la lignée de Nāga et d’Heliopolis, oui, contrepoint constant avec Benjamin Lévy et recherche de l’épure dans le solo de saxophone soprano du disque 1. Mon opéra clandestin La Vapeur au-dessus du riz a été créé juste après le trio kankū avec Éric Échampard et Sylvain Daniel. kankū était un pont entre Shape avec Antonin Rayon et Emmanuel Scarpa et Nāga, entre écriture et improvisation. La Vapeur au-dessus du riz s’est éloignée de Nāga vers une forme plus abstraite de minimalisme complexe.

C’était le moment pour moi d’enregistrer aussi cette autre facette de mon identité sonore.

- The Monkey in The Abstract Garden est un album diptyque, davantage que double. Sur le premier volet, Ma, on vous retrouve seule au soprano. C’était un besoin d’intériorité ?

Cela faisait plusieurs années que je jouais en solo et j’ai éprouvé le besoin d’enregistrer une première page. J’ai adoré écrire pour de grands ensembles et pour mes groupes en général. Mais là je voulais m’inscrire dans la tradition des saxophonistes que j’aime, ajouter mon petit caillou à l’histoire des solos de saxophone. Je viens d’enregistrer un deuxième disque en solo dans l’escalier à double révolution de Léonard de Vinci au château de Chambord où je suis compositrice en résidence cette année. Le disque sortira l’année prochaine. C’est une nouvelle étape pour moi, un nouveau marqueur dans une acoustique inouïe qui m’a permis de tracer de nouveaux chemins pour mon son et la construction de ma musique avec la complicité de mon amie ingénieur du son Céline Grangey, elle aussi, compagne de route depuis de nombreuses années.

Donc oui, un besoin d’entendre ma voix telle qu’elle est, et de la partager avec bonheur avec le public. Après avoir composé pour orchestre symphonique et grands ensembles, c’était une façon de mettre en miroir le singulier et de questionner ce qui se passe quand je suis seule. Une façon aussi de nourrir à nouveau l’intériorité pour mieux aller vers de nouvelles rencontres d’affinités fondamentales.

- Est-ce qu’on peut considérer que Ma sert de terreau, fertile, à la seconde partie ? Les plantes et les arbres qui poussent sous nos yeux sont-ils nés des instants précédents ?

Oui, une partie de l’enregistrement du deuxième disque a été faite le troisième jour du solo de saxophone. Je travaillais ma voix depuis plusieurs années, et c’était le moment pour moi d’enregistrer aussi cette autre facette de mon identité sonore. Deux albums qui sont un timbre, une seule voix qui se décline à travers ses deux instruments. Nāga était très précieux pour moi, j’y ai mis beaucoup de choses, The Monkey in The Abstract Garden est très intime, très personnel.

- Pour cet album, vous avez travaillé avec l’électroacousticien et compositeur improvisateur Benjamin Lévy. Comment s’est passée cette rencontre ? Pouvez-vous nous en conter la genèse ?

J’ai rencontré Benjamin Lévy à l’abbaye de Royaumont il y a quelques années. Nous avions fait une session d’improvisation. Quelques mois plus tard, j’ai senti que c’était avec lui que je voulais explorer ma voix et ses multiples métamorphoses. Nous avons donc poursuivi nos séances de travail depuis 2015 à intervalles réguliers. Et le son de Monkey est né. Les répétitions me donnaient l’impression que nous étions deux explorateurs éperdus d’inconnu. Et nous avons rencontré quelques merveilles pendant les longues heures de recherche.

Le travail avec Benjamin a toujours été très joyeux et fluide. De l’émotion au rire, aux questionnements écologiques… je me suis tout de suite sentie libre avec lui, et en confiance. C’est un grand bonheur de partager ce jardin abstrait et ses multiples questionnements en sa compagnie.

Je ne crois ni à la vitesse, ni à la mode, ni aux stratégies

- On entend de plus en plus votre voix, que vous utilisez exclusivement dans le second volet au milieu du travail de Benjamin. C’est une direction que vous souhaitez prendre ou c’est un tout complémentaire ?

J’ai voulu prendre cette direction très fortement il y a quelques années déjà. Des engagements en tant que chanteuse sont arrivés, certains extraordinaires au niveau du sens que cela donnait à mon travail et à ma vie. Je pense notamment au programme David Lang que je chante avec l’ensemble Dedalus dans la pièce Death speaks, mais aussi à Moondog que j’ai chanté avec eux. Je suis en train de composer un nouveau répertoire pour The Monkey in The Abstract Garden, pour ma voix. Je peux dire aujourd’hui que c’est un tout complémentaire au saxophone, mais aussi à la composition. Un des éléments de ma vie de créatrice.

Mon opéra clandestin La vapeur au-dessus du riz, créé en 2017 à la scène nationale d’Orléans où j’étais alors compositrice en résidence, va sortir le 12 novembre 2020 sur le label OVNI. Ce double album a été composé sur mesure pour ses interprètes Théo Ceccaldi, Lynn Cassiers (et oui, encore un lien de plus entre nous !), Atsushi Sakai,Bruno Chevillon, Sylvaine Hélary et Sylvain Lemêtre. Nous avons travaillé en étroite collaboration avec l’auteur Antoine Cegarra pour faire un livret sur mesure sur les transformations de ces êtres en devenir. C’était un immense travail, en collaboration avec la peintre Fabienne Verdier (une de ses toiles immenses était vidéo-projetée sur la scène, véritable espace de vie pour les interprètes, et geste fondateur de l’œuvre) et la chorégraphe Chiara Taviani qui a écrit une partition physique pour les interprètes. Je chante beaucoup dans cette pièce, comme les autres musiciens, et c’était une pierre angulaire de mon parcours de chanteuse et de créatrice. Je suis très heureuse que les disques puissent sortir bientôt, grâce au merveilleux travail de l’ingénieur du son Céline Grangey qui m’a aidée à faire émerger la quintessence de l’œuvre.

- L’horticulture est un éloge de la patience, on a le sentiment que vous aimez prendre votre temps, et cultiver un propos très personnel, comme on cultive son jardin. C’est une métaphore ?

Oui tout à fait. Je ne crois ni à la vitesse, ni à la mode, ni aux stratégies. Je crois à l’humilité du travail quotidien, à la sincérité et à l’endroit juste de la musique. Avec le temps, ma perception change. Je cherche maintenant à être moi-même dans ce que cela a de plus vrai et simple, dans tout ce que cela a de singulier et d’inconnu. J’ai appris aussi que la musique et la création suivent leurs chemins propres, profondément en lien avec les événements de la vie, et qu’il faut attendre patiemment jusqu’à ce que les bribes du puzzle s’unifient pour voir apparaître le travail…

Alexandra Grimal

- Le disque a été capté à la Scène nationale d’Orléans. Quand on en aura fini du COVID, compter vous faire tourner ce programme ? Comment se passera la scénographie ?

Je suis en résidence de création au Centre des Arts Numériques d’Enghien-les-Bains (Cda) depuis l’année dernière. Nous devions créer la pièce The Monkey in The Abstract Garden lors de la biennale internationale d’Arts numériques - Bains numériques- d’Enghien. La biennale a été annulée. Nous devions aussi faire tourner l’installation pendant dix jours à l’abbaye de Royaumont et y faire un concert. Cela aussi est pour l’instant en suspens. Nous allons créer la pièce en 2021 avec le paysagiste américain David Simonson, la vidéaste franco-mexicaine Antonia Fritche et bien sûr Benjamin Lévy et Céline Grangey. La pièce a déjà joué sous forme d’installation sonore au jardin suspendu à Paris cet été dans le cadre du festival Été culturel de la Drac Île-de-France. Pendant quatre jours, les promeneurs ont pu s’installer confortablement dans un merveilleux jardin de fleurs en permaculture suspendu sur un toit de parking. La version que nous allons créer en intérieur est aussi extrêmement réjouissante. J’espère qu’elle tournera ? oui, dans des musées, jardins, festivals, plateaux de théâtre… Cette pièce est ouverte aux multiples possibles !

- On vous a récemment entendu avec le trio Ivoire de Hans Lüdemann. Vous êtes membre du Trans Europe Express (TEE). Est-ce que cette collaboration est importante ?

J’ai été membre du Trans Europe Express pendant plusieurs années. J’aime beaucoup la très grande gentillesse de Hans Lüdemann et sa générosité. C’est un homme qui embrasse le monde et ses cultures avec une honnêteté et une joie sans faille. Malgré toute l’admiration que j’ai pour lui et son travail, j’ai dû arrêter récemment de tourner avec l’ensemble pour me consacrer à mes créations en cours ; l’installation sonore et visuelle de The Monkey in The Abstract Garden, ma pièce chorégraphique shānta, ma pièce pour orchestre symphonique humus, unE pièce pour grand ensemble de musique contemporaine qui sont en ce moment sur ma table… Mais je suis très heureuse du prochain disque du TEE qui est en cours de préparation. Nous l’avons enregistré à Budapest et nous jouons un morceau que j’ai composé qui s’appelle « Ashura » que j’aime tout particulièrement, et je trouve la version des musiciens du TEE très belle.

- En septembre, on a pu entendre la création humus jouée par différents orchestres contemporains. Est-ce que c’est une direction que vous souhaitez prendre durablement ?

Oui, avec bonheur ! humus est une commande de la Philharmonie de Paris et du Paris Mozart Orchestra - Claire Gibault. J’étais très heureuse d’écrire cette pièce pour orchestre symphonique. Elle a été créée et jouée par les six candidates du concours pour cheffe d’orchestre La Maestra à la Philharmonie et par le Paris Mozart Orchestra. Elle sera jouée à nouveau en salle Boulez le 12 mars 2021 dirigée par Rebecca Tong. Je suis en train de travailler à une nouvelle commande de Claire Gibault, un mélologue - pièce pour récitant et ensemble - dont la création aura lieu à l’automne 2021. J’ai choisi la nouvelle de Jean Giono, L’homme qui plantait des arbres. Je me réjouis de cette nouvelle page d’écriture. J’aime beaucoup jouer en concerts, et j’aime aussi composer. Je me retrouve bien dans l’équilibre des deux. J’ai commencé à composer à l’âge de six ans, donc le faire de plus en plus dans le milieu de la musique contemporaine est comme rejoindre un monde qui a toujours fait partie de moi.

- Quels sont vos projets à venir ?

Un duo intitulé unsui avec Edward Perraud qui a été enregistré il y a quelques années va aussi bientôt sortir en numérique (œuvre du confinement, assez fertile au niveau discographique !). C’est une rencontre qui a été importante pour moi et je me réjouis de pouvoir partager notre musique avec le public très bientôt. Je souhaite finaliser ma pièce chorégraphique (j’ai écrit la chorégraphie et la musique), et composer le nouvel album chanté de The Monkey in The Abstract Garden pour le jouer en concert.