Tribune

Et si on parlait d’éco-jazz ?

Discussion entre Stéphan Oliva et Sébastien Boisseau sur le jazz : son économie et son écologie.


Photo Christophe Charpenel.

A la suite de l’entretien que Stéphan Oliva et Sébastien Boisseau nous ont accordé à propos de leur disque ORBIT, la conversation s’est engagée sur des thématiques plus générales. Celles de l’évolution de ce métier, son économie, voire son écologie, tant les deux angles sont finalement intimement liés. L’enregistrement a continué de tourner, dévoilant une réalité éloignée des lumières de la scène mais inscrite dans la pratique quotidienne. Retour sur leurs propos.

Stéphan Oliva : Les gens doivent comprendre qu’il faut continuer à acheter des disques et acheter des livres. On est menacé à un niveau culturel. Même si on nous fait croire que ce ne sont que des supports et que ça glisse vers d’autres façons de communiquer la musique, le grand problème c’est que j’ai peur de la disparition de l’écoute globale au profit de l’écoute morceau par morceau, et peut-être même seconde par seconde.

Le numérique n’est pas le problème mais la culture en est un. J’entends des amis producteurs qui sont prêts à capituler et dire que c’est foutu. L’édition discographique, c’est la publication moderne de la musique au même titre que l’était la publication d’une partition au XIXe siècle. C’est très important.

Toutes les musiques se ressemblent et on ne sait plus comment les écouter

Sébastien Boisseau : Curieusement, c’est un sujet assez tabou. On en parle entre nous dans le milieu parce qu’on est très inquiets ; pourtant, lorsqu’on aborde ces questions-là, on a l’impression de passer pour des dinosaures qui refusent le progrès. Ce n’est pas vraiment ça. Ce qui nous inquiète, c’est aussi le rapport au son. C’est quelque chose que j’aborde dans les Salons de musique. La présence des instruments et les vibrations que les gens reçoivent en direct sont souvent un choc. Je leur explique alors qu’ils sont là en face d’une vraie expérience qui n’a rien à voir avec le fait de consommer de la musique sur des petits appareils.

- SO : En tant que musiciens, nous sommes nourris à 80% de son. Avant la note, j’entends le timbre. Après, avec du travail, je peux en faire quelque chose de mélodique mais c’est presque une traduction. J’ai du mal à imaginer qu’on puisse écouter la musique à l’envers. On écouterait le dessin de la musique pour revenir au son ?!

On se perd à ne pas aller au cœur de la musique, à écouter surtout l’emballage, voire l’emballage visuel. Toutes les musiques se ressemblent et on ne sait plus comment les écouter. C’est à celui qui fera la plus belle enveloppe. Comme dans l’industrie alimentaire, la part nutritionnelle de la nourriture est derrière le produit trafiqué, mal emballé et qui crée des déchets. On n’arrive que misérablement à prendre les vitamines du yaourt, quand il en reste. Nous, on prône l’inverse : d’abord les vitamines, la nourriture et puis ensuite éventuellement le reste. En tout cas, c’est comme ça qu’on fait la musique.

Sébastien Boisseau, photo Michel Laborde

- SB : Comment, dans une société d’image et de consommation, arriver à faire exister une approche qualitative et pas uniquement une approche marketing ? Là encore, nous sommes face à un sujet tabou. Avec la disparition de certaines compétences - je parle des journalistes, des producteurs, etc., tous ces intermédiaires qui ont pour rôle de créer du lien entre ceux qui font la musique et ceux qui vont l’écouter - les musiciens opèrent un phénomène de compensation. Ils se mettent à prendre à leur charge l’organisation de concerts, la promotion de leur disque, ils gèrent leur image, il font leur presse. Au bout d’un moment, ça devient un truc foutraque qui ne ressemble à rien, parce qu’ils n’ont pas ces compétences. Et en plus, ils s’éloignent de ce qu’ils ont vraiment à dire.

- SO : Ajoutons que beaucoup de gens nous connaissent mais ne nous ont jamais vus. C’est sans doute une erreur. On s’est éloignés. L’endroit où on doit faire de la musique devrait être autour de nous. Ce qui nous éviterait d’ailleurs de dépenser des milliards de tonnes de carburant en déplacements. Un peu comme à l’époque où les musiciens jouaient longtemps dans un même club. Aujourd’hui tout est dispersé et de façon complètement anarchique.

le jazz n’a rien à gagner à se coller à l’industrie de la musique avec ses énormes moyens de production, de communication, d’exclusivité. Ce n’est pas la spécificité de cette musique

Le sport, qui a longtemps été le symbole de ce qu’il fallait éviter, est mieux organisé que notre monde musical. A titre personnel, je fais des compétitions de ping-pong dans un club. Un système est en place pour qu’un joueur qui a beaucoup joué n’empêche pas les jeunes de jouer. Si quelqu’un ne joue pas dans l’équipe, il ne va pas pouvoir progresser ; alors les fédérations mettent en place ces systèmes de quotas pour répondre à l’immense embouteillage de sportifs.

En musique, actuellement, la plateforme de musiciens qu’on a nous-même incité à fabriquer affole tout le monde. Les musiciens n’ont même plus d’éditeur ; c’est devenu une embarcation dangereuse qui sacrifie beaucoup de talents. Certains autres ne se développent pas forcément d’une bonne façon parce qu’on est dans un monde ultra-libéral, sans garde fou ni rien, où chacun veut sauver sa peau. Là encore, c’est un sujet hyper tabou. Comment réguler l’art et ceux qui le font ? Les musiciens doivent pouvoir travailler harmonieusement, régulièrement et dans un endroit correct sans trop d’aigreur et sans y laisser trop de plumes.

- SB : Je pense depuis longtemps que le jazz, même si c’est le virage qu’il opère depuis 20 ans, n’a rien à gagner à se coller à l’industrie de la musique avec ses énormes moyens de production, de communication, d’exclusivité. Ce n’est pas la spécificité de cette musique. Elle n’a pas grand-chose à y gagner et tout à y perdre.

Ce qui la rend différente des autres, c’est que les musiciens sont accessibles. Le public est heureux d’avoir des discussions avec nous ; il comprend que nous ne vivons pas dans un monde hors sol et que nous sommes en phase avec des problèmes de société, d’écologie, etc.

Stéphan, tu parles de quotas pour générer un équilibre. Un vrai quota de transition écologique pourrait être, par exemple, que chaque scène n’ait pas l’autorisation de programmer un groupe qui se situe à plus de 300 kilomètres. Ce serait le moyen de faire des séries de concerts qui seraient des séries logiques dans leur itinéraire plutôt que de faire un concert à Bordeaux le samedi, un à Budapest le dimanche et un à Bourges le mardi. Ce serait bien plus écologique, bien moins fatigant et ça donnerait des tournées plus cohérentes. De surcroît, ça donnerait l’opportunité à des groupes qui sont dans le coin de pouvoir s’immiscer dans ces tournées parce qu’ils sont disponibles plutôt que d’être systématiquement doublés par un groupe qui a une notoriété plus importante.

Tout est à réinventer. Notre système va devoir changer. Nous sommes exposés aux mêmes problématiques que la société et nous devons nous mettre dans les clous. Nous sommes pleins de musiciens de jazz à ne pas avoir envie de ce vers quoi cette musique glisse et qui n’est pas son ADN, qui la rend moins excitante, moins créative et l’éloigne du public.