Entretien

Stéphan Oliva & Sébastien Boisseau

Entretien croisé entre Stéphan Oliva et Sébastien Boisseau à propos du trio O.R.B.I.T.

Photo © Gérard Boisnel

À la tête d’un nouveau trio qu’ils co-dirigent, Stéphan Oliva et Sébastien Boisseau n’en sont pas à leur première aventure en commun. Se fréquentant depuis une vingtaine d’années, ils ont partagé la scène sur de nombreux projets. Citons les Sept variations sur Lennie Tristano, Echoes of Spring ou Little Nemo : leur connivence est au cœur même de la nouvelle formation qu’ils proposent. O.R.B.I.T. est un trio piano/basse/batterie où les baguettes sont tenues par l’Américain Tom Rainey.
Citizen Jazz est allé les interviewer, mais généreux dans l’échange musical comme dans l’échange verbal, nous avons posé une première question et ils ont fait le reste...

- Pourquoi O.R.BI.T.?

Stéphan Oliva : Pour Oliva Rainey Boisseau International Trio. Nous avons trois personnalités assez différentes, d’où cette métaphore de l’orbite, de tourner autour. Plutôt que de savoir toujours où est l’autre, nous avons essayé d’entendre où il se trouve réellement et nous avons fonctionné par circonvolutions, ce qui se prête vraiment au jeu.

Sébastien Boisseau : Nous avons fouillé dans nos compositions pour sélectionner celles qui pourraient être compatibles avec nous trois et qui, tout en intégrant les particularismes de chacun, pourraient donner une homogénéité. Nous avons choisi des morceaux en pensant que Tom Rainey amènerait ce qui peut-être nous manque, le petit truc qui va donner un intérêt supplémentaire.

- SO : En faisant ainsi, on s’est retrouvé dans la situation d’un réalisateur qui fait un film et imagine les acteurs pour jouer ce film. La musique a été pensée en fonction du casting. Par ailleurs, je tenais beaucoup, pour ce trio piano / basse / batterie très ancré dans une tradition jazz, à ne pas faire des œuvres originales qui n’auraient jamais été jouées. Je trouvais plus intéressant d’amener des morceaux qui avaient déjà du vécu (ce qui est la grande force des standards de jazz, d’ailleurs) pour ne pas ajouter de l’expérimental à l’expérimental.

Aujourd’hui, nous serions tout à fait capables de composer un répertoire totalement original mais je suis moins à la recherche de l’original à tout prix. J’essaie de distiller de nouvelles pièces avec des anciennes pour que tout cohabite. Sinon on est tout le temps en train de faire des choses complètement nouvelles.

quand on joue un morceau, il n’y a pas de scénario. L’histoire s’écrit après coup

- SB : De mon côté, j’ai vécu ça avec Daniel Humair, Michel Portal ou Louis Sclavis qui travaillent leur musique en utilisant un matériau pendant très longtemps. Je fonctionne un peu comme ça aussi. C’est passionnant de voir un morceau évoluer, voir comment on se sent avec sur la longueur et surtout voir comment il conserve son identité et peut prendre en même temps des formes et des sonorités complètement différentes selon les personnalités qui s’en emparent. La version de « Wavin’ » sur le disque n’a rien avoir avec celle du Unit. « Lonyay Utça » garde une partie de son ADN mais le fait d’être interprété par le piano, avec le jeu très libre de Tom derrière, amène la musique ailleurs.

- SO : Nous aimons beaucoup mélanger des thèmes complexes avec des thèmes très simples. Raison pour laquelle le morceau doit avoir son identité. S’il faut jouer trois notes, on joue trois notes sans s’appesantir sur une recherche interminable de la forme. Si ça ne marche pas assez vite, on passe à autre chose. Ça nous recentre dans cette réalité qui est pour moi très jazzistique.

De plus, notre expérience fait que dès qu’on joue un morceau, on est animé et nourri par lui. Il n’y a pas véritablement de scénario. Les structures et les formes sont simples, l’histoire s’écrit après coup. Si complexité il y a, c’est uniquement notre expérience qui l’apporte.

Stéphan Oliva, photo Gérard Boisnel

- SB : Je suis complètement d’accord avec cela. Nous savons que c’est plus intéressant de faire parler l’œuvre que de coller absolument à un savoir-faire qu’on entendrait en premier. D’une manière globale, d’ailleurs, c’est plus intéressant de porter l’attention aux œuvres qu’à ceux qui les exécutent même si le jazz laisse une énorme place aux interprètes et aux solistes. Chaque pièce a une teinte très forte et c’est comme ça que nous les avons sélectionnées avec pour idée de mettre notre expérience au service de la couleur qu’elle porte. Chaque composition est un propos.

- SO : Sans vouloir te contredire, Sébastien, l’œuvre est là, certes, mais derrière, la vraie partition reste les musiciens eux-mêmes. Je crois que c’est particulièrement juste dans ce trio où nous fonctionnons avec une écoute authentique. J’entends ce que joue Tom ou ce que tu joues comme si c’était moi qui le jouais. Ce qui me permet d’ailleurs de ne pas forcément jouer puisque que j’entends de la musique. Je m’approprie le son d’ensemble comme si c’était un piano solo. Inversement, je m’oublie complètement et j’écoute la musique comme si j’étais auditeur et j’aime beaucoup ça, sentir la musique. On est loin du bœuf, on ne fait pas des chorus. C’est une musique qui tourne autour de ses axes et qui complètement générée par une écoute collective.

le trio, c’est aussi l’accumulation de trois solos. Il y a une forme d’autonomie

- SB : C’est là où on voit quand le line up fonctionne. Quand tu ne perds pas l’attraction ou que tu ne te perds pas dans la nature au point d’être complètement détaché de la ligne de départ, c’est que tu as réussi à prendre pas mal de hauteur en restant connecté au propos.

- SO : C’est ça. Il faut aller aussi loin que l’on peut sans perdre le magnétisme. Quand on éloigne deux aimants, à partir d’un moment, il y a un point de rupture et ils ne s’attirent plus. Il faut jouer en s’éloignant ou en se rapprochant mais sans jamais perdre le contact. C’est toute la magie du trio. La triangulation donne beaucoup de liberté et en même temps une forme. C’est géométrique. On peut alors prendre de la distance avec les styles et avoir des échos inattendus. D’où notre volonté de ne pas nous positionner en leader dans la direction des opérations. Le morceau parle de lui-même avec le fonctionnement des individualités et appartient à chacun dans la logique d’une écoute collective. C’est cette approche qui nous intéresse.

- SB : Mélanger nos répertoires laisse beaucoup de place et de liberté à l’interprétation de Tom et c’est lui qui donne la teinte du morceau. Traditionnellement, un trio est celui d’une personne ; ici il y a du mouvement. Nous avons des styles différents et nous autorisons tout, nous trouvons une autre manière de donner de la cohérence.

Sébastien Boisseau et Tom Rainey, photo Gérard Boisnel

- SO : C’est ça. Puis, le trio, c’est aussi l’accumulation de trois solos. Il y a une forme d’autonomie. On peut faire marcher à plein rendement son instrument parce que les instruments sont complémentaires et indépendants et qu’on a toute la richesse d’un instrument. Ce qui n’est pas le cas lorsqu’on accompagne une chanteuse par exemple. En jouant en duo avec François Raulin, j’ai appris énormément sur ce qu’est le fonctionnement d’un piano. Comment beaucoup de notes peuvent donner moins d’énergie. Là, comme on s’écoute beaucoup, on enlève des fréquences.

Tom, notamment, sait très bien choisir les timbres de sa batterie en fonction du piano et éviter ceux qui vont se superposer et couper le spectre sonore. Tout comme François Merville d’ailleurs, un des meilleurs batteurs avec qui j’ai joué pour faire sonner la batterie avec le piano. Je connaissais Tom avec des pianistes et j’aimais bien son style de jeu. J’aimais particulièrement les débuts du trio de Fred Hersch ou celui du trio de Kenny Werner. C’est un batteur extrêmement précis, il a une approche du rythme très ciselée. Sébastien, de son côté, a un spectre de son très beau sur la contrebasse. Il ne faut pas enlever du gras ou des fréquences, il faut laisser chanter l’instrument et se poser la question de ce que ça apporte de doubler cette partie ou d’ajouter autre chose par dessus. Comme c’est souvent de l’habillage un peu inutile, il faut faire attention.

- SB : J’adore la fougue qu’on entend dans le trio Big Satan avec Tim Berne et Marc Ducret. J’ai d’ailleurs eu besoin d’un certain temps d’adaptation avec lui. Son jeu est inventif à chaque seconde. Il n’a pas seulement une approche de rythmicien avec un jeu de tambour et une lecture section par section : il utilise le son comme une palette et fait de la peinture. Bien sûr, la question du rythme est là puisqu’il joue de la batterie mais ce n’est pas sa pensée première.

Ceci dit, Stéphan, au-delà du trio, ces dernières années nous t’avons moins entendu avec une batterie. C’est agréable de te voir revenir à ça. Tu ne phrases pas de la même manière quand tu as une absence de soutien percussif ou quand tu as un tapis qui est déjà là et permet de flotter au-dessus. Pour ma part, cette configuration de trio me permet aussi une synthèse de pas mal d’expériences que j’ai eues. Triade, notamment, amorçait ça. J’aime le mélange des univers. Je peux jouer mélodique, je peux jouer sur des grilles d’accords comme sur “Gene Tierney”, ce que j’ai moins l’occasion de faire aujourd’hui. Ailleurs, il y a toute l’énergie du free, des swings rapides. Ça ne devient pas si courant de pouvoir mélanger ces choses-là et de trouver les musiciens qui acceptent de faire cohabiter les styles tout en conservant une cohérence.

- SO : Je prends conscience que ce qui m’intéresse dans le fait de retourner au jazz, c’est l’entièreté du jazz. Dans Echoes of Spring, on adorait se pencher sur Fats Waller ou Willie “The Lion” Smith. Le jazz est fantastique si on le prend dans sa totalité, avec toute sa richesse qui va du boogie woogie jusqu’aux subtils accords de Bill Evans en même que temps que le free le plus génial de Cecil Taylor ou Craig Taborn.

Quand je joue du jazz, surtout en trio, j’essaye de prendre en éponge tout ce que j’ai pu ingurgiter de cette musique dans sa splendeur et sa créativité, ce n’est pas un truc fatigué, c’est très excitant. C’est quand même une des musiques les plus importantes de ces derniers siècles.

Stéphan Oliva et Sébastien Boisseau, photo Gérard Boisnel

L’enregistrement presque live a été très important. On faisait, à chaque fois, une prise entière avec le thème et l’improvisation. Quelques montages ont pu être réalisés après-coup mais sur cette base-là. Les imperfections n’étaient pas la cible, nous cherchions l’urgence du morceau et il fallait que ça sonne. Cette approche m’a beaucoup plu, elle amène une fraîcheur qu’on va, j’espère, toujours conserver.

Je n’avais vécu cela qu’avec Paul Motian. Avec lui, si un morceau ne fonctionnait pas, on s’en débarrassait et on en reprenait un autre. Techniquement ses thèmes n’étaient pas difficiles ; ce qui était difficile, c’était de faire de la musique tout de suite. De manière différente, j’ai retrouvé cette sensation y compris dans le plaisir de jeu.

- SB : C’est aussi là que le choix de Tom était une garantie. Son parcours est fait de ça. La manière de faire aux États-Unis - qui plus est avec les gens avec qui il a travaillé - est très proche de la recherche d’une énergie brute lors de l’enregistrement. Il détecte très vite quand il n’y a pas de musique. Ce qui fonctionne dans les deux sens. Quand nous étions dans le doute, ils nous incitait à refaire sans se poser de question. C’est un truc très efficace pour plein de raisons. Ce ne sont pas les mêmes économies. Le confort qu’on peut avoir en Europe à passer deux ou trois jours dans un studio, c’est quelque chose qu’ils n’auront jamais là-bas. Nous avions envie de nous frotter à ça. Ça faisait partie de notre choix.