Scènes

Fantasztikus Jazzdor Budapest 🇭🇺

Après une première édition en 2023, Jazzdor revient au BMC (Budapest Music Center) du 26 au 29 mars 2025.


Jazzdor Budapest © Balint Hrotko

BMC et Jazzdor ont partagé la direction artistique du festival. La complicité entre Tamás Bognar, responsable du label BMC et Philippe Ochem, directeur de Jazzdor est le symbole de cette entente et surtout, du tropisme très accentué pour le jazz venu de France qui caractérise BMC.
Avec deux concerts par soirée sur les quatre jours du festival, on a pu écouter une sélection sur le thème du voyage, ou du moins de l’altérité avec des propositions qui, toutes, portaient en elles les atours d’autres musiques, d’autres pays, d’autres rencontres. Ce savant mélange donnait la part belle aux six groupes venus de France, mais qui devaient rivaliser avec les deux groupes hongrois, bien implantés et bien suivis ici, que leur public est venu soutenir.

Benjamin Moussay et Claudia Solal © Balint Hrotko

Le duo Claudia Solal (voix) et Benjamin Moussay (piano et synthés) a présenté le nouveau répertoire Punk Moon (dont le disque est sorti sur le label même de Jazzdor). Sur scène, Moussay gère le piano, les claviers et les effets tandis que Solal, yeux fermés et complétement intériorisée, chante les mélodies aux faibles ambitus, épurées, à l’économie. Chaque chanson est une saynète, brillante et délicate, chantée en anglais. Elles ont leur propre narration. Les structures sont mouvantes, irrégulières, surprenantes. Ces morceaux-monde se découvrent comme un film.

Louis Sclavis 4tet © Balint Hrotko

Après ce moment suspendu, le quartet du clarinettiste Louis Sclavis invite au voyage en Inde. Le programme consiste en références à des lieux d’Inde, souvenirs ou évocations de Sclavis. Benjamin Moussay est resté aux claviers et joue la basse. Le fabuleux Christophe Lavergne, dont la presse anglo-saxonne parle également en termes fort élogieux [1], est à la batterie. Olivier Laisney tient la trompette. Le programme est cadré, les morceaux structurés pour enchaîner le thème, les chorus et la coda. Cela permet une fluidité dans le propos et de bien profiter de chaque instrumentiste. De fait, chacun propose de belles interventions en soliste. Moussay au piano, Lavergne très coloriste, qui n’hésite pas à jongler entre ses baguettes pour toujours proposer le son adéquat, Laisney dans la retenue et l’économie. Louis Sclavis, toujours rex imperator in regno suo, se fend d’un solo fantastique à la clarinette basse, qui laissera bouche bée les confrères journalistes européens. Une petite passe d’armes entre le piano et la batterie laisse également un souvenir marquant.

Kovász © Balint Hrotko

Le lendemain, le groupe hongrois Kovász (le levain) est venu présenter une musique hybride entre jazz, musique traditionnelle et électro. Quatre musiciens (on ne verra que trois musiciennes sur scène pendant tout le festival) jeunes et multi-instrumentistes pour un début de concert très free, un peu trash puis des passages étirés, presque silencieux… du contraste. L’ambiance est bonne, la salle réactive. Le batteur et le contrebassiste vont se partager le gardon, l’instrument hongrois par excellence. Le batteur l’utilise de façon préparée, avec des éléments coincés dans les cordes et en frottant, raclant l’instrument. Le bassiste l’utilise de façon traditionnelle, juste en frappant les cordes. Dans les deux cas, le pattern rythmique produit sert de colonne vertébrale au morceau. Les rythmiques ternaires et les gammes rappellent bien que Budapest a brillé au sein de l’empire ottoman, les traces sont visibles. Mais Kovasz transforme tout ça en groove électro décalé. Le groupe a produit un disque chez BMC justement.
Pour rester dans cette ambiance de contrastes et d’audace, c’est le groupe international monté par le violoncelliste Valentin Ceccaldi qui enchaîne. Bonbon Flamme - le nom est clair - joue sur l’alternance de sucré et de brûlant. Avec un plaisir non feint, les musiciens se lâchent sur des séquences tout feu tout flamme, entrecoupées de ruptures sèches et de silences complices. L’interaction est visible, l’humour et la dérision lissent le propos et le public est emporté, de tension en détente, de détente en tension.

Reverse Winchester © Balint Hrotko

Le jour suivant, comme en miroir au premier soir, c’est de nouveau un duo voix/instrument qui ouvre la soirée avec une musique à texte. Le poète et déclameur américain (et français de cœur) Mike Ladd en duo avec le guitariste discret et énergique Mathieu Sourisseau forment le duo Reverse Winchester. Rencontre du blues et du spoken-word, avec un côté Tom Waits, une ambiance noire et décousue comme une soirée dans un juke joint. Voix rocailleuse pour l’un, guitare Gibson vintage pour l’autre, les chansons sont lâches et patinées. Leurs histoires parlent d’amour, de famille, de racines, de voyages. Et Mike Ladd sait y faire pour emporter l’adhésion de la salle !
De nouveau sur le thème du voyage et de la migration, le projet Six Migrant Pieces du saxophoniste Christophe Monniot réunit Aymeric Avice (trompette), David Chevallier (guitare), Jozef Dumoulin (piano), Bruno Chevillon (contrebasse) et Franck Vaillant (batterie). Ces compositions généreuses sont l’occasion pour chaque musicien de prendre la parole. Le son est compact, le groupe soudé soutient le leader qui offre ce soir une belle prestation. Derrière le lyrisme et l’énergie des soli, on entend de nombreuses scories pour les oreilles, sonnailles fournies sur la batterie, nappes sonores et éclats de claviers, beaucoup de surprises et de moments suspendus et flottants.

Sarah Murcia et Kamilya Jubran © Balint Hrotko

Le dernier soir est vraiment teinté par les musiques du monde. En premier lieu, le trio de Sylvain Cathala (sax) avec Sarah Murcia (contrebasse) et de nouveau Christophe Lavergne (batterie) augmenté de Kamilya Jubran au chant et au oud. Le trio et la oudiste ont échangé partitions et thématiques pour aborder ensemble et de façon croisée une musique hybride qui plonge dans la poésie arabe et l’improvisation jazz. Kamilya Jubran s’empare des textes avec ferveur et Christophe Lavergne fait un beau travail de suivi de ses accents dans la mélodie chantée. Parfois le saxophoniste prend le relais, comme une version plus ronde et sans paroles. Le groove glissant est assuré par la contrebasse et on sent un roulis constant entre l’orient et l’occident, musicalement. Encore une fois, le texte et la poésie sont au centre de la scène.

Pour clore ce qui vraisemblablement est le dernier Jazzdor Budapest de Philippe Ochem, qui part à la retraite cet été, l’Opus Jazz Club, la salle de concert-restaurant où se tient le festival, reçoit un groupe original et débridé, fusion de gnawa marocain et de musique traditionnelle hongroise. Tariqa (le chemin) se présente en ligne, avec le chanteur et guembriste Said Tichiti au centre. Sa voix puissante s’allie au son du guembri pour associer le chant gnaoua aux mélismes hongrois. Le batteur remplace les percussions gnaouas par ses cymbales et ses toms, tandis que le violoniste, trompettiste et chanteur Ferenc Kovács prend la parole lorsque la musique bascule du côté hongrois. On croit alors apercevoir Béla Bartók assis sur un dromadaire…

A l’image de son inventeur, le festival Jazzdor, qu’il soit à Strasbourg, Berlin ou Budapest, est l’endroit des rencontres et des mélanges. Les styles, les musicien·nes, les esthétiques, tout s’emboite. Et le Budapest Music Center, par sa configuration et ses espaces (l’Opus Jazz Club notamment) est l’endroit parfait pour ce genre d’expérience.

par Matthieu Jouan // Publié le 13 avril 2025

[1Martin Longley, dans le NewYork City Jazz Records Magazine.