Scènes

Jazz à Couches

Un festival de passionnés qui vient de souffler vingt-deux bougies bien méritées. Il était donc naturel de revenir sur son histoire et cette dernière édition en date.


Les festivals de jazz ne manquent pas en période estivale, ce qui nous donne l’occasion de découvrir de nombreux musiciens et projets aux inspirations multiples dans tout l’Hexagone.

L’édition 2008 de Jazz à Couches, qui s’est tenue du 2 au 5 juillet derniers, n’a pas failli à ce rituel français avec, comme chaque année, des formations régionales émergentes, mais aussi nationales et internationales, une particularité de ce festival qui souffle cette année ses vingt-deux bougies avec toujours autant de force, de conviction et de mérite. Il était donc assez naturel de revenir sur son histoire et cette dernière édition.

Comme beaucoup de festivals, Jazz à Couches a une histoire bien spécifique ; la sienne en fait un rendez-vous unique en France. En 1986, une équipe de passionnés décident de créér sur trois jours - début juillet - un festival dans un village d’un peu moins de 3 000 habitants, en plein cœur des vignes de Saône-et-Loire. Qui aurait pu croire à l’époque qu’un tel pari était possible ? Sans doute plus de monde qu’aujourd’hui, l’avenir de certains festivals étant actuellement remis en question par le recul des subventions allouées à ces structures si fragiles. Comme dit Franck Tortiller, co-fondateur du festival, membre de l’association et, bien sûr, musicien très connu de la scène jazz française : « On a créé ce festival en 1986 - j’avais vingt ans. Aujourd’hui, il n’est plus concevable d’entamer une telle démarche à cet âge-là [1] » Certes, le contexte culturel jazz au milieu des années 80 n’était pas le même : plusieurs festivals français ont pris naissance à cette époque. Cela coïncide aussi avec la création de l’ONJ.

Franck Tortiller © Patrick Audoux/Vues Sur Scènes

Jazz à Couches n’est pas né par hasard : il est le fruit d’une volonté commune de défendre le jazz dans une région où il a déjà sa place - ce qui, rappelons-le au passage, n’est pas toujours le cas. Il en existe plusieurs, en effet, sur l’ensemble du territoire bourguignon (Cluny, Dijon, Beaune ou Nevers) et des clubs de jazz sont implantés à Chalons-sur-Saône, Auxerre et Mâcon. Mais si Couches a survécu, c’est grâce au dévouement sans limite d’une soixantaine de bénévoles qui aiment se retrouver chaque année pour ce rendez-vous qui prend des allures de fête. Jazz à Couches est une histoire de famille, bien vécue tant au sein de l’organisation (la famille Tortiller y est bien représentée), que chez les musiciens invités (beaucoup participent régulièrement) ou par le public, bien sûr, qui ne manque pas de revenir leur témoigner sa reconnaissance et sa sastisfaction.

Au fil du temps, ces bénévoles ont su faire de Jazz à Couches un festival qui dure parce qu’il repose sur une idée primordiale : la passion partagée. Ne nous étonnons donc pas de croiser chaque année les mêmes personnes, certaines allant jusqu’à consacrer leurs congés à ce rendez-vous qui leur est cher. Couches a donc su construire une histoire, tout en gardant toujours ses lignes directrices : exigence et qualité de programmation, convivialité et accueil chaleureux réservé aux musiciens pour un festival de cette taille. Comme aime le rappeler Stéphane Huchard : « Jazz à Couches a une particularité unique au monde : c’est le seul festival où on vient chercher les musiciens au train un verre de vin à la main. »

Côté programmation, citons Elvin Jones, Ron Carter, Simon Spang Hanssen, Michel Portal, Henri Texier, Klaus Stötter, François Corneloup, Michel Marre, Didier Lockwood, Biréli Lagrène, John Scofield, Tania Maria, Vincent Courtois, David Linx, Ray Barretto, John Abercrombie, Trilok Gurtu, Ceux qui marchent debout, Sylvain Luc, Jean-Louis Matinier, Renaud Garcia-Fons, Matthieu Michel, Didier Levallet, le Vienna Art Orchestra, Paolo Fresu, Erik Truffaz, Joe Zawinul, Richard Galliano, Patrice Caratini, Stéphane Huchard, Rabih Abou Khalil… et bien d’autres. Toutefois, on mettra l’accent ici sur les musiciens les plus proches du festival pour y avoir collaboré et présenté plusieurs projets : Denis Badault, Franck Tortiller, Jean-Christophe Cholet, Philippe Laccarrière, Eric Séva, Yves Rousseau, Eric Bijon, François Thuillier, Jean-François Michel, le Big Band Chalon-Bourgogne…

L’année 2007 avait été un cru exceptionnel, avec le décoiffant Mike Stern (accompagné de ses compères Dave Weckl, Bob Franceschini et Anthony Jackson), et du projet « Arkeology » de Trilok Gurtu [2]. N’oublions pas non plus, pour la troisième fois depuis l’existence du festival, la présence du Vienna Art Orchestra qui venait jouer le programme American Dreams, et celle du quartet de Simon Goubert. Citons également le succès remporté par le trio ImpertinAnce de Michel Godard, Franck Tortiller et Patrice Héral, ou la création de Pierre Drevet pour le Big Band de Couches. L’année 2008 ne pouvait être moins prestigieuse. Une journée d’ouverture a donc été consacrée à un spectacle jeune public intitulé Profession voyageur, par la Compagnie Déviation dont les compositions sont signées David Pouradier-Duteil et Nicolas Gorge. En soirée, The Gospel Ministers ont offert au public un mariage explosif entre un gospel traditionnel de rue et une musique plus colorée venue d’Afrique, des pays latins et des Caraïbes.

La formule historique (on a coutume à Couches d’inviter une formation régionale) débute le 3 sous chapiteau, cette année avec le sextet Octobre, commande passée au contrebassiste châlonais Benoît Keller. Cette création collective réunissait le Trio Résistance (Keller/Martin/Tocanne) et trois autres personnalités également issues du réseau imuZZic] (Thierry Lhiver, Elodie Pasquier, Fréderic Roudet) ; elle s’inscrit dans la continuité des musiques engagées de Charlie Haden ou Carla Bley et du travail consacré aux chants de lutte et d’espoir que Résistances développe à merveille sur ses trois derniers albums en date [i]. Prestation singulière d’Octobre, qui n’est pas sans rappeler Benjamin Britten ou les sarabandes du Moyen Âge, outre quelques emprunts à la musique espagnole. L’improvisation trouve sa place en prolongement de thèmes courts mais dont l’intensité des harmonies redonne effectivement un certain espoir ! Remarquables improvisations débridées, voire déjantées, des quatre instrumentistes à vent, qui donnent au sextet une « liberté surveillée ». Ce nouveau projet (parmi de nombreux autres) d’imuZZic expose une fois encore la détermination de ces musiciens : réunir sur scène des musiques improvisées, innovantes, inouïes, improbables et indépendantes.

Carla Bley © Patrick Audoux/Vues Sur Scènes

En seconde partie - sans doute un des rendez-vous les plus marquants de cette édition -, Carla Bley apporte une touche de sensualité avec son projet « The Lost Chords Find Paolo Fresu ». Point d’exercice de style ici malgré la composition du quintet, la forme « suite en cinq mouvements » et l’utilisation fréquente des intervalles de quinte… L’association Fresu/Andy Sheppard fonctionne à merveille. Le trompettiste sarde propose un phrasé limpide et concis et le saxophoniste britannique, vieux compagnon de route de Carla Bley, un son moelleux et chaleureux. L’ensemble des parties écrites leur est consacré mais ne pourrait exister sans la rythmique incontournable Steve Swallow/Billy Drummond. Après la pluie (malheureusement fidèle depuis le début du festival), le public apprécie la richesse du propos de très haute qualité et la symbiose entre musiciens.

Le vendredi est l’occasion de renouer avec un autre concept clé du festival : la fidélité. Les deux parties de cette soirée y répondent, avec une création des Sourdines à l’huile, septet de New Orleans connu depuis de nombreuses années pour animer les intermèdes et afters du festival. La tradition du jazz n’est jamais bien loin et ce projet a permis au public de redécouvrir ce groupe local dans un répertoire groove créé pour l’occasion. Les compositions sont du saxophoniste Aymeric Descharrières, autre grand nom régional bien connu du public couchois. Les Sourdines dans toute leur splendeur s’étaient adjointes le trombone de Daniel Zimmermann, invité exceptionnel qui sut en rajouter dans le côté festif (que le festival s’efforce de longue date de communiquer à son public).

ONJ Tortiller Sentimental 3/4 © Patrick Audoux/Vues Sur Scènes

Dans cette logique vient le tour de l’ONJ « Franck Tortiller ». [3] Pour l’occasion, c’est Sentimental 3/4, spectacle consacré à la valse, que donne l’orchestre. Celui-ci attaque effectivement sur le mode sentimental par un solo d’Airelle Besson, qui remplaçait pour l’occasion Herbert Joos.

Quelques mesures suffisent pour donner le ton de ce concert, sans doute un des plus beaux de toute l’histoire du festival. Les reprises en tutti - écrites comme pour un orchestre de bal, avec toute la puissance cuivrée que cela suppose -, donnent envie de danser et redécouvrir cette forme à trois temps que des maîtres aussi connus que Gus Viseur, Marcel Azzola ou Louis Ferrari ont si bien su développer. La touche délicate et réfléchie de l’écriture de Tortiller transparaît dans toutes les pièces, lesquelles correspondent parfaitement aux idées développées par chaque intervenant à la faveur des chorus. Il serait délicat de distinguer un musicien en particulier tant le talent de tous semble évident. Aussi, citons en vrac les prestations d’Eric Seva (lui-même élevé dans l’esprit de la valse), Jean-Louis Pommier (qui ne délaisse pas son groove pour autant), Eric Bijon (accordéoniste particulièrement mis en valeur via plusieurs chorus), Bruno Wilhelm (altiste sublime), Patrice Héral (incontournable maître d’œuvre de cette rythmique si particulière)… et tous les autres, sans qui cet orchestre ne serait pas aussi réussi, tant musicalement que sur le plan humain. Ils sont ici très à l’aise ; cela est dû, bien sûr, à la maîtrise de l’instrument et au travail intense lié à l’enregistrement récent du disque, mais aussi au fait qu’ils connaissent bien le festival et l’accueil chaleureux du public. Outre cette virtuosité, les solistes ont su s’imprégner de la forme valse, pas si simple à jouer (et définie comme étant le « blues de l’Europe » par Toots Thielemans). Quoi qu’il en soit, cette troisième apparition à Couches est un grand succès pour l’ONJ. Pour le second rappel, montent sur scène de nombreux musiciens locaux, dont trois accordéonistes et le propre père de Franck Tortiller, au côté de qui le vibraphoniste a fait ses premières armes dans des orchestres de « baluche », comme il aime à le préciser. La scène est juste assez large… Quelques standards de musette (« Indifférence » de Tony Murena) invitent le public à danser, et tout se termine par une ovation debout qui en dit long sur l’impact de ce concert inoubliable.

Dernière ligne droite, la journée du samedi est comme chaque année marquée par l’opération « Le jazz a du goût », qui se compose des concerts donnés par des groupes régionaux (dont le célèbre Big Band de Couches) alternant avec des dégustations de vins du terroir commentées par l’École des Vins de Bourgogne. Soulignons la prestation du groupe dijonnais Yu, qui mêle avec aisance jazz déjanté et groove extraverti.

Pierre Drevet © Hélène Collon/Vues Sur Scènes

C’est dans cette bonne ambiance que monte sur scène, pour la première partie, le quintet du trompettiste Pierre Drevet, présent pour la troisième fois à Couches. Ce trompettiste surdoué, compositeur et brillant arrangeur, anime avec un maximum de générosité un quintet franco-suisse dont l’univers rappelle un peu les Jazz Messengers d’Art Barkley. Créée en 2002, cette formation a la particularité de ne pas intégrer d’instruments harmoniques, et de compter dans ses rangs des musiciens essentiels de la scène européenne (Eric Prost, Yves Gerbelot, Ivor Malherbe et Marcel Papaux). Une occasion unique de redécouvrir la tradition revisitée par des musiciens d’aujourd’hui, respectueux de ce que le swing peut apporter de plus joyeux au jazz. Bref, un jazz de haute pointure.

En décalage délibéré, pour la seconde partie c’est la chanteuse Stacey Kent qui, sans jamais se départir de son sourire, comble le public avec le répertoire de son dernier album, Breakfast On The Morning Tram. Les chansons racontent toutes des histoires, généralement sur le mode mélancolique, affectif. L’émotion créée par la musique légère et limpide de ce quintet doit beaucoup aux interventions chaleureuses de Stacey Kent, qui rappelle à plusieurs reprises son attachement particulier pour la France [4].

Autre caractéristique du festival : les concerts « officiels » ne suffisant pas à combler les attentes de tous, quelques musiciens locaux se retrouvent tard le soir pour faire le bœuf sous les tentes du village, comme Pierre « Tiboum » Guignon, autre nom important dans l’histoire du festival. On l’aura compris, Jazz à Couches vaut le détour ; aussi nul nous empêchera de dire : « À l’année prochaine… »

par Armel Bloch // Publié le 20 octobre 2008

[1Voir Interview.

[2Cette formation métissée jazz et musique du monde est à programmer sans hésitation, qu’on se le dise !

[iRésistances, Global Songs et États d’urgence, parus chez Cristal Records

[3Le vibraphoniste a participé à de nombreuses éditions de ce festival, qu’il a, on l’a vu, contribué à fonder, et les répétitions des différents répertoires de l’ONJ (ainsi que son dernier enregistrement) ont eu lieu à Couches, à quelques centaines de mètres du lieu des concerts.

[4Elle a d’ailleurs choisi notre pays comme principale destination de sa tournée européenne