Scènes

Jazzdor Strasbourg 2019 : les trois coups

Les trois premiers jours de Jazzdor : une superbe entrée en matière.


ONJ © Diane Gastelu

Même si nous sommes début novembre, Strasbourg est déjà en panoplie de Noël ; on dirait qu’ici ce n’est pas une fête saisonnière mais une spécialité locale, comme les bretzels et l’Edelzwicker. A la Cité de la Musique et de la Danse, on ne se déguise pas en Santa Claus ; pourtant Philippe Ochem, bouillant directeur de Jazzdor, a plus d’un tour dans sa hotte. Ainsi du projet qu’il annonce en ouverture du festival : un nouveau Jazzdor - en plus de ceux de Strasbourg et de Berlin – en 2021 à Budapest, haut lieu du jazz européen.
Le programme est intense : pendant deux semaines, deux grands concerts chaque soir et, dans le courant de la journée, des soli ou de jeunes formations en devenir.

8 novembre, soirée d’ouverture : un double plateau très américain.

Mon premier est un duo piano-saxophone ténor : Aruán Ortiz et James Brandon Lewis. 100 % improvisé, il commence dans la retenue avec un saxophone assez « prêcheur », dont le son velu et l’attachement manifeste à l’héritage des musiques afro-américaines rappellent l’adoubement reçu de Sonny Rollins. Ortiz, plus abstrait, alterne ouvertures et fermetures, martèle des accords serrés répétés qui vont conduire le duo à un point de fusion, égrène dans les cordes des notules aiguës, challenge son partenaire à coups de surprises, de bribes de citations swing, stride, cinématographiques. On pense à un Cecil Taylor version XXIè siècle.

Les dynamiques changent, de la retenue au lyrisme et de l’exaltation à la confidence. Le duo fonctionne – on dirait que des « rendez-vous » ont été prévus, tant les musiciens sont parfois synchrones – on est épaté mais, pour ma part, pas transporté.

Mon second est un quartet, celui de Marc Ribot, formé initialement pour l’album Songs of Resistance. Nick Dunston, contrebasse ; Chad Taylor, batterie ; Jay Rodriguez, sax et flûte, et Ribot à la guitare. Quatre musiciens de générations très différentes qui se promènent allégrement dans un répertoire éclectique, roboratif et hédoniste : on est loin des chants de lutte… ou pas tant que ça, car la fraternité qui règne dans le quartet relève aussi d’une forme de résistance. Ainsi visite-t-on à leur suite une ébauche de mélodie caribéenne, un rock’n’roll vintage digne de Bill Haley and his Comets, un boléro en mode Buena Vista ; ainsi repère-t-on une citation de Grieg (tiens ?), un medium swing, une ballade, un thème d’Ayler en fin de concert, autant de pièces aménagées pour mettre en valeur tour à tour le brio de la guitare, l’archet nerveux du contrebassiste, la fougue du batteur, la rondeur très seventies du saxophone. Manifestement, ils sont heureux de jouer ensemble et de faire de la chouette musique qui roule des épaules. On est content pour eux.

Olivier Lété
© Diane Gastellu

9 novembre : cinq concerts, cinq !

11 heures. Dans la salle de conférences de la médiathèque André Malraux, une annonce au micro nous confirme que le solo d’Olivier Lété commence tout de suite. Un billet de 10 euros plié en deux en guise de médiator pour jouer une pédale sur sa corde basse, il développe en tapping, de la main gauche, une sorte de blues-rock voyageur. Puis il dérègle deux de ses cordes, use d’un fouet à cappuccino customisé pour créer un fond granuleux, joue micro coupé puis remet le micro…

Il faut fermer les yeux pour entendre la musique pour ce qu’elle est, se déprendre de l’anecdotique, et puis il faut les rouvrir parce qu’on se dit « mais avec quoi il fait ce son ? ». Lété nous invite à une synesthésie d’un genre spécial : sa musique, ce sont des séquences de road movies, des images qui bougent. Il évoque sans représenter : détonateur d’imagination.

15 h, toujours à la médiathèque, François Merville en solo rend hommage à Jo Jones avec son Drums Odyssey. Le parti-pris – accommoder à sa façon des relevés de solos des grands batteurs de l’histoire du jazz – est peut-être un peu trop référentiel pour l’auditeur qui n’a pas forcément la même culture de la batterie jazz. C’est quand un enfant, dans la salle, fera entendre un trille des lèvres, aussitôt repris par le batteur qui en tire une improvisation drôle et brillante, que le concert connaîtra son meilleur moment, libre, plein de fantaisie et dans la complicité avec l’auditoire.

François Merville solo
© Diane Gastellu

Juste le temps de faire le trajet : à 17 heures, Musina Ebobissé joue en quintet au CEAAC, centre d’art contemporain qui accueille aussi l’exposition de photos de scène « L’Œil musique » de Patrick Lambin.

Ebobissé, saxophoniste ténor pas encore trentenaire, est ici chez lui : issu du Conservatoire de Strasbourg, il a pratiqué les scènes alsaciennes depuis son plus jeune âge. C’est à Berlin où il parachevait ses études musicales qu’il a formé son quintet, européen à n’en plus pouvoir : pianiste suédois (Povel Widestrand), bassiste italien (Igor Spallati), batteur allemand (Moritz Baumgärtner) et saxophoniste alto russe, un nom que vous feriez bien de noter : Olga Amelchenko, une personnalité affirmée, un son à vous mettre le frisson, un phrasé impeccable et un vocabulaire d’improvisatrice qui pourrait faire bien des envieux. Les compositions du leader se veulent oniriques et sont joliment tournées, centrées sur le duo de saxophones qui fonctionne parfaitement, avec une pointe d’humour bienvenue ; même si cela sent encore un peu le conservatoire, c’est à suivre assurément.

Retour à la Cité de la Musique pour les deux concerts du soir.

Aki Takase et Daniel Erdmann d’abord. Dès les premières notes, on sent que c’est bien parti. Les deux musiciens sont en phase à la fois dans le son, dans le calage du tempo, dans la vélocité. C’est un bonbon musical qui fond tout seul, acidulé et suave à la fois avec ce qu’il faut de pétillant, de salé-sucré, d’agace-oreilles pour que le plaisir soit dans la salle autant qu’il est sur scène. Tous deux inspirés par des thèmes populaires aussi bien que par la lignée jazz qui va de Monk à Lacy, ils se renvoient la balle avec un humour, une finesse de jeu et une intelligence de la structuration instantanée qui laissent pantois. Aucune note n’est de trop dans ce qu’ils jouent : pas l’ombre d’un « plan », pas la moindre de ces facilités dont usent souvent les improvisateurs. La salle chavirée leur réserve une de ces ovations qui disent à la fois bravo et merci.

Musina Ebobissé, Olga Amelchenko
© Diane Gastellu

Une pause, et c’est Unbroken. « Quand on commence à jouer », annonce Régis Huby, « on ne s’arrête pas. À demain matin. » Nous voilà prévenus…
La formation est différente de celle que nous avions vue aux Émouvantes deux mois plus tôt, puisque le violoncelle est ici tenu par Vincent Courtois au lieu d’Atsushi Sakaï. Le set commence, ici aussi, par des nappes qu’installe le trio à cordes. On pourrait croire avoir affaire à l’une de ces musiques atmosphériques, mais voilà qu’un remous survient, puis un autre ; un rapide se dessine dans le courant et l’on ne sait bientôt plus qui joue quoi, du trio électronique ou des cordes : c’est que tous jouent tout. Il n’y a pas de « parties », de partition individuelle - même intérieure - mais un musicien multicéphale avec des inflexions données par l’un ou l’autre, qui orientent le courant de ce qui ressemble à une rivière en crue. Plus interventionniste là où Sakai était dans l’osmose, Courtois imprime un tour différent, et la dimension rythmique prend le dessus avec la complicité active de Régis Huby et Michele Rabbia. Vous, auditeur spectateur, vous faites du canyoning et vous n’avez plus un poil de sec. A conseiller vivement aux amateurs de sensations inédites, et aux pratiquants du vol libre imaginaire.

10 novembre : de Monk à Ornette

A 15 heures, nous revoici au CEAAC pour deux rendez-vous.
D’abord un solo d’un genre spécial : Miles Okazaki, que l’on a remarqué auprès de Steve Coleman, Mary Halvorson ou John Zorn aussi bien que de musiciens plus mainstream, a entrepris voici quelques années d’enregistrer l’intégrale des 70 compositions de Thelonious Monk à la guitare solo. Il en résulte un sextuple album dont le présent concert donne un aperçu.

De « Locomotive » à « Crepuscule with Nellie » en passant par « Off Minor », « Misterioso » ou « Monk’s dream », Okazaki énonce les thèmes dans le dépouillement, sans les passer à la moulinette, juste en leur adjoignant parfois une introduction, un intermède ou une coda de son cru, comme cette curieuse pseudo-bossa sur « Introspection ». L’approche semble volontairement ascétique et rappelle par son côté mathématicien le travail de Vijay Iyer. Singulier.

A 17 heures, María Grand, très jeune saxophoniste suisse installée à New York où elle connaît une trajectoire météorique, présente son trio, 100 % féminin, comme une affirmation de la part de celle qui est l’une des fondatrices du collectif We Have Voice. Le set est entièrement constitué de ses compositions ; la tonalité est celle d’un jazz contemporain qui écouterait aussi du funk, du hip hop. Spoken word et voix chantée (par Grand et ses deux acolytes) interviennent à plusieurs reprises, sur des textes dont elle est aussi l’autrice. Je reste un peu sur la réserve devant un son de saxophone certes assuré et ferme, mais qui me paraît peut-être manquer de lâcher-prise. Un peu vert, pour tout dire, mais de ce vert des grands vins de garde que l’âge bonifie. Mention spéciale à l’explosive batteuse Savannah Harris.

La soirée nous retrouve à la Cité de la Musique avec comme chaque soir un double plateau.

Florian Weber, Joachim Florent, Loren Stillman, Edward Perraud
© Diane Gastellu

D’abord Extradiversion. Un quartet monté pour Jazzdor Berlin, franco-allemand donc, avec Edward Perraud et Joachim Florent du côté ouest et Anna-Lena Schnabel et Florian Weber à l’Est. Las ! Anna-Lena Schnabel, souffrante, vient de se décommander en dernière minute. Joachim Florent connaît Loren Stillman, saxophoniste étasunien en exil à Berlin où il a fui le trumpisme. Il rapplique dare-dare à Strasbourg. En à peine deux heures de répétition, Stillman va, non pas remplacer Anna-Lena Schnabel, mais intégrer le quartet avec un brio époustouflant.

Le quartet recomposé propose ainsi un set emballant, avec un équilibre parfait entre Edward Perraud, comme à son habitude histrionique mais d’une rare précision à la batterie, la stabilité mélodieuse de Florian Weber au piano, la virtuosité énergique de Florent à la contrebasse et la solidité agile du remplaçant de luxe Stillman [1]. C’est du champagne pour les oreilles et la salle en redemande, ravie. Mes voisins de siège, pas des habitués du jazz – des étudiants en cinéma à ma droite, un sexagénaire affable derrière moi - n’en reviennent pas. Il faudrait pouvoir dire à tout le monde que c’est ça, l’esprit du jazz : le sérieux qui ne se prend pas au sérieux, la conscience politique, l’humour comme politesse de la technique, et le plaisir par-dessus tout ça.

C’est enfin au tour de l’Orchestre National de Jazz de Frédéric Maurin. Dancing in your head(s) – La galaxie Ornette réunit 15 musiciens de premier plan dont un invité de marque qui fait office de pivot : Pierre Durand, charismatique et impérial à la guitare. Ornette Coleman (et ses voisins de musique : Dolphy, Tim Berne…) orchestré pour un big band atypique (bassons, cor…) par Fred Pallem et Fred Maurin, c’est juste étonnant. Et somptueux. Un son parfait permet d’apprécier les détails d’orchestration dans les moindres recoins, et on en prend plein les oreilles. Chaque musicien a son chorus (j’ai retenu en particulier Susana Santos Silva, trompette lumineuse, et Mathilde Fèvre, décoiffante au cor) et, comment vous dire ? ça danse. Voilà. Ça danse. Même que dans leur coin, en haut à gauche, Julien Soro et Morgane Carnet (saxophones) se trémoussent. Et il ne nous a manqué que la place pour le faire, car il n’est pas simple de se trémousser dans un fauteuil capitonné. Mais le cœur y était. Mes voisins de siège, qui ne sont pas des connaisseurs, sont partis ravis, enchantés, soufflés. On a gagné, merci l’ONJ.