Scènes

Émouvantes 2019 : les bien nommées

Le label et la compagnie Émouvance, fondés par Claude Tchamitchian, font leur festival chaque année en septembre : cette année, du 18 au 21. Impressions, comme dirait l’autre.


Après le concert

Le label et la compagnie Émouvance, fondés par Claude Tchamitchian, font leur festival chaque année en septembre : cette année, du 18 au 21. Impressions, comme dirait l’autre.
« Impressions », c’est justement le morceau de John Coltrane choisi par Bruno Angelini pour son atelier pédagogique du jeudi après-midi au Conservatoire de Région, consacré à l’improvisation modale. Au même moment, Michel Godard et Philippe Deschepper animaient un autre atelier au Conservatoire d’Aix-en-Provence. Parvenir à réunir Marseille et Aix dans un même événement, voilà qui s’apparente à un de tour de force, plaisantait Claude Tchamitchian dans son discours introductif. Certes. Mais ce ne sera pas le seul.

« La transformation et le hasard » : tel est le thème que s’est fixé Claude Tchamitchian pour la programmation de cette année.
Le hasard, pourtant, ne préside pas au choix des artistes : tous font partie de la galaxie Émouvance, même si les formations que l’on entendra cette semaine n’ont pas toutes enregistré en tant que telles sur le label. Duos, quintettes, tentettes, les musiciens réinventent leurs interactions et de cet enchevêtrement de collaborations, de ces affinités croisées jaillissent de nouvelles étincelles.

Mercredi 18, premier rendez-vous.

Le portail de l’ancienne église des Bernardines est gardé par un service d’ordre vigilant mais amical. La cour ombragée fait figure de havre en cette chaude journée de la toute fin d’été.
Stéphan Oliva ouvre le festival. Son duo « Miroir, miroir » avec l’acrobate Melissa Von Vépy, qui « tourne » depuis plusieurs années déjà, commence cette fois – à la demande des Émouvantes - par un solo : une improvisation sur un thème de Bartók, tout en angles compliqués comme la longue silhouette du pianiste. Les développements tantôt énigmatiques, tantôt passionnés s’enchaînent insensiblement avec la pièce maîtresse, qui voit l’entrée de la Dame. Hauts talons, tenue stricte, elle joue d’abord de son reflet mais s’engage bientôt dans un dialogue d’amour-haine très physique avec le panneau de miroirs suspendu aux cintres. Lisses ou brisés, doubles-faces, voltes-faces, on ne sait qui de l’acrobate ou du pianiste donne les impulsions, décide des calmes et des fureurs soudaines : les deux se rejoignent dans une narration ouverte qui nous tend une multitude de surfaces… réfléchissantes.

La création « Transformations » de Bruno Angelini est de ces pièces que le chroniqueur paresseux qualifiera volontiers de « voyage ». Difficile en effet de caractériser cette chose foisonnante truffée d’électronique qui virevolte en boucles capricieuses autour d’un seul point fixe : le saxophone de Tore Brunborg, faussement sage et plein de grain, de souffle, de brouillard. A ma gauche, Bruno Angelini trafique son piano acoustique : pédales, loops, pitch bend, textures… et y enchâsse parfois quelques perles de piano brut ; à ma droite, Michele Rabbia, gentilhomme peint par le Greco, triture ses peaux et caresse ses sonnailles ; il use d’un impressionnant attirail qui va de la batterie électronique à une sourdine de trompette en passant par toutes sortes d’objets sonores plus ou moins identifiés. Derrière eux Romain Al’l traite le signal de son oscilloscope en y mêlant des images reprises en direct des musiciens en action (des caméras sont disposées au-dessus d’eux et à l’avant-scène) qu’il triture, zappe, incruste, dissout. Les musiciens regardent souvent l’image et leur musique à leur tour s’en nourrit. Tantôt simple et dépouillée, tantôt forêt nocturne, tantôt jungle urbaine, « Transformations » est une exploration sonore dont on se souviendra.

Après-concert
© Christophe Charpenel

Jeudi 19.

Le duo improvisé entre Sylvain Kassap et Benjamin Duboc prend parfois les allures d’un échange sportif. Art de l’esquive, du contre-pied, reprises de volée… mouvements inverses qui soudain se rejoignent – la clarinette basse gronde, la contrebasse part dans les aigus, et inversement. On croit ici repérer, au-delà de l’idiome habituel des improvisateurs qui additionne usages conventionnels et non-conventionnels de leur(s) instrument(s), un socle nourri de musiques traditionnelles d’un peu partout : mélismes balkaniques pour les clarinettes, blues pour la contrebasse, et pour tous les deux des bribes de mélodies simples, des éclairs fugaces de pygmées Aka ou de chant jodlé.
Cette musique-là ne cherche pas à construire sa propre statue ; elle fonctionne un peu à la manière de notre mémoire, par associations, par flashes, et doit être entendue comme elle est créée : modestement, dans le lâcher-prise. Une première forme assez courte, qu’interrompt ce moment toujours un peu miraculeux où les deux tombent d’accord pour dire que c’est la fin ; puis une seconde, longue, arrêtée par des applaudissements venus de la salle. Au salut, Benjamin Duboc semble avoir été tiré d’un rêve. Nous aussi, un peu.

En soirée, Guillaume Orti présente sa création « …ence », née d’une commande passée par Émouvance. « … ence » pour « présence » et pour « absence », dit-il. Comme Émouvance, pense-t-on aussi. Une proposition protéiforme, attachant une importance capitale au son. Aux sons plutôt, car des cloches tubulaires de François Verly au piano augmenté de Benoît Delbecq en passant par la contrebasse de Nathan Wouters et la vielle à roue de Ben Grossman (proprement époustouflant par l’inventivité, l’ampleur des ressources et la précision du jeu) et les - combien ? cinq ? - saxophones de Guillaume Orti, c’est une palette impressionnante que déploie cet ensemble, pour la mettre au service d’une musique millimétrée, complexe, truffée de longues séquences rythmiques asymétriques à la façon des tal indiens, laissant apparaître des morceaux de mémoire musicale tel ce jazz funeral qui devient soudain traditionnel breton… Je dois cependant confesser que, même si la musique avait tout pour me plaire, je suis passée à côté de ce concert.

Vendredi 20

C’est encore un duo improvisé qui ouvre le bal. Philippe Deschepper et Michel Godard avaient formé un duo en 1981 ; ils ont formé l’impossible Trio avec Youval Micenmacher à la fin des années 80, mais ne s’étaient guère frottés l’un à l’autre sur scène depuis lors. Leurs retrouvailles, presque trente ans après, se font sur le mode de la complicité. Si la veille le duo Kassap-Duboc pratiquait l’esquive, celui-ci, tout aussi improvisant, cherche la rencontre. Un tour de chauffe sur une basse continue signée Godard (était-ce « A Trace of Grace » ?), puis ils vont alterner les thèmes de l’un et de l’autre, se passer le relais – je pose un ostinato, tu proposes un mode de jeu, je t’en propose un autre, on se retrouve sur une boucle… L’un ronchonne dans son serpent, l’autre griffe l’air de sa guitare. L’un joue sur les densités de son, l’autre sur des broderies ; l’un propose un bourdon, l’autre fait l’abeille. On cherche, on tourne, on revient ensemble, et le public se sent en confiance, en famille presque. Le dernier morceau, très ouvert, s’achève dans un fade out qui ne se résout pas, comme une conversation qu’il va falloir reprendre, vite.

Unbroken
© Christophe Charpenel

Le second plateau réunit deux trios : IXI, trio à cordes, et le trio de Jan Bang. Régis Huby est le pilote de cet avion nommé Unbroken où les trois manipulateurs d’électronique retraitent en direct ce qui est joué sur la scène, sans qu’on sache très bien qui est à l’origine de quoi – et d’ailleurs, qui s’en soucie ? Une montée de fièvre ouvre le concert ; vagues de son comme des ronds dans l’eau. Jan Bang, Michele Rabbia et Eivind Aarset concassent en direct ce que jouent les trois autres. La musique est à la fois musique et matériau de la musique en train de se faire. Le coup de génie de Régis Huby, c’est de faire faire à la technologie ce qu’elle sait faire de mieux : déstructurer et restructurer, transformer, malaxer, et de faire faire aux instruments acoustiques ce qu’ils savent faire de mieux : sonner. Et pour sonner, ça sonne, bon sang ! L’alto de Guillaume Roy est une montagne, le violoncelle d’Atsushi Sakai une voix, le violon un aiguillon permanent. Michele Rabbia, quand il délaisse ses artefacts high-tech pour la batterie, donne le vertige par l’amplitude de ses ressources et de ses nuances. Cogneur parfois, il peut aussi caresser ses bols et ses cymbales avec une gestuelle démesurée, imprimer un rythme qui fait onduler Aarset et danser Bang derrière ses ordinateurs tandis que les cordes grattent frénétiquement. On finit sur un pianissimo, le public met plusieurs secondes à sortir de l’envoûtement d’une musique inouïe et hautement captivante.

Samedi 21, bouquet final

A 19 heures, c’est Claude Tchamitchian en personne qui présente son solo « In Spirit ». « Présente », c’est le mot : avant de jouer, il nous raconte comment, alors qu’il cherchait vainement l’instrument qui lui permette de jouer la musique qu’il voulait écrire, lui a été mise à disposition, comme un cadeau inespéré, l’une des deux contrebasses de Jean-François Jenny-Clark.
Dès cette introduction on sent qu’il est déjà dans l’instant d’après, absorbé par la musique qu’il va nous donner. Et par l’exceptionnel instrument du plus mythique des bassistes français, qui répond en effet au-delà de toute espérance. Une introduction à l’archet, en coups serrés, rapides, fait naître un monde d’harmoniques. Le premier morceau se présente sous la forme d’une suite où alternent les parties en pizzicato et celles jouées à l’archet, avec un motif commun développé, repris, fouillé par le contrebassiste au prix de difficultés techniques colossales. Puis « In Memory », sur un thème médiéval arménien ; il empoigne deux archets. Deux, oui. Et joue, archet dessus archet dessous, en quadruples cordes donc. L’exploit pourrait n’être que virtuose ; il est éloquent et habité d’une urgence aux confins du tragique. « In Childhood », moins dense en apparence avec sa construction presque cinématographique, permet au public de reprendre son souffle avant « In Life », orchestral, somptueux, où l’engagement total de Tchamitchian, au corps à corps avec l’instrument, nous fait vivre une extraordinaire communion sans parole entre le public et cet étrange centaure sonore. Il est des concerts, comme celui-là, après lesquels parler semble incongru.

Marc Ducret « Lady M. »
© Christophe Charpenel

Fin de soirée et de festival avec le Grand Œuvre de Marc Ducret, « Lady M. ». Sur l’acte 3 de Macbeth, Ducret a conçu une pièce qui s’apparente à un opéra en version concert, ou à un oratorio. A l’inverse de ce qui se fait souvent dans le monde du jazz, l’accent est mis ici sur le visuel qui sertit le joyau musical. Vêtus de noir avec kilts et rangers, les musiciens sont placés en arc de cercle autour des pupitres où viendront deux chanteurs : la soprano Lea Trommenschlager et le contre-ténor Rodrigo Ferreira, seules visions colorées (notamment de rouge sang) dont les voix, d’abord seules puis réunies dans la troisième partie, où elles se répondent en reprenant les mêmes textes, déchirent la masse sombre d’un orchestre bouillonnant de tragédie rentrée.
La structuration des séquences, alternant duos, trios, tutti, soli improvisés, donne à l’ensemble des airs de cinéma d’avant-garde ; montages « cut » et éclairs stroboscopiques, longues plages en noir et blanc… Musicalement, Ducret explore tout le spectre de la culture occidentale : Dies Irae et metal, jazz et lyrique, contemporain, rien de ce qui est musical ne lui est étranger. Le pari est démesuré mais il tient, et il fait mieux que tenir. Ce qui aurait pu être un fatras informe est une œuvre maîtresse, inclassable, inracontable, et qui fait date.

Distribution : Marc Ducret (guitares électriques, électronique, composition), Léa Trommenschlager (soprano), Rodrigo Ferreira (contre- ténor), Sylvain Bardiau (trompette), Samuel Blaser (trombone), Sylvain Darrifourcq (batterie, électronique), Catherine Delaunay (clarinette, cor de basset), Bruno Ducret (violoncelle), Joachim Florent (contrebasse), Régis Huby (violon), Liudas Mockunas (sax soprano, clarinette contrebasse).