
Les soli salutaires de Lauro, Rave et Jarret
Audrey Lauro, Ada Rave et Paul Jarret jouent en solo
Durant ce printemps et cet été, trois musiciens aux univers très personnels se sont lancés dans la grande aventure soliste, souvent avec une approche qui dépasse le simple cadre de la musique pour s’intéresser à des pratiques pluridisciplinaires ou faire appel à d’autres sens ou d’autres références. Ces disques, toujours intimes, souvent intenses, entretiennent une relation souvent privilégiée avec l’auditeur, plongé dans une écoute profonde ; l’occasion de rédiger quelques carnets de voyage au cœur de ces œuvres uniques.
Pour commencer ces visites des soli, il fallait une voix intense, directe. La saxophoniste argentine Ada Rave ne cherche ni les masques ni les faux-semblants lorsqu’elle s’élance dans son solo paru chez Relative Pitch. In Search of a Real World, est un autoportrait à l’eau-forte d’une musicienne sans concession, dont les instruments se lestent d’objets et de techniques étendues comme pour mieux énoncer une vérité. C’est le cas de son ténor sur « In Search of Real World » qui tremble et tressaute comme un verre sur une desserte posée à proximité d’une ligne de chemin de fer. Dans le pavillon du saxophone, c’est une peau de tambour percée d’un bâton qui semble faire un duo avec son jeu méticuleux et tortueux ; plus loin, avec « It Smells Like Rain », ce sont des frottements et un univers fourmillant de détails métalliques qui réservent d’autres réalités.
Installée depuis de nombreuses années à Amsterdam, on a entendu Ada Rave avec Onno Govaerts en duo, ou encore avec Marta Warelis dans l’épatant Hupata Trio chez Astral Spirits. Ada Rave est de ces musiciennes qui ne transigent pas avec leur vision artistique ; elle a une approche très physique de la musique : on pense à une proximité avec la pianiste Kaja Draksler, dont elle fait partie de l’octet. C’est avec « Choike Purrun » que Rave impressionne le plus, troquant le ténor pour un double usage du soprano et du sopranino dans une lecture très sensible, qui va chercher une vraie poésie brute dans les abysses de l’écoute profonde. L’intensité qu’on attend pour un solo le plus personnel qui soit.
On change d’atmosphère avec le Solo 2024 de Paul Jarret, mais pas d’envie d’être au plus proche de sa propre réalité. On l’a entendu avec son récent Acoustic Large Ensemble, mais aussi dans son plus ancien Ghost Songs : le guitariste aime les grands espaces et le mystère puissant qui en résulte, où les esprits sont de la fête, même si elle peut s’avérer inquiétante. C’est aussi tout le sujet de « Wood », d’ailleurs tout droit sorti de ses Ghost Songs : un contre-champ électronique vient perturber une mélodie presque folk, tout en lui donnant de la consistance et de l’espace ; puis « Blankets » plonge dans un brouillard Ambient où la guitare sonne comme un chant d’adieu. Il ne s’agit chez Jarret ni d’un exercice obligé, ni d’une volonté de porter un tribut aux maîtres (Frisell, Rypdal…), mais bien de laisser ses doigts aller au devant de son inconscient, de visiter des réminiscences de musique ancienne (« Barn på mattan ») et des climats qui s’inspirent de ses origines scandinaves et de son amour pour une froideur hostile et paradoxale (« Noises »). Morceau courts, comme des instantanés, ce disque de Paul Jarret le décrit tout entier.
Retour à une saxophoniste intransigeante avec ce nouveau solo de la Belge Audrey Lauro, et nouvelle plongée dans la matière paradoxale. Ce n’est pas d’un ciel d’écaille qu’il est question ici, mais d’une prose métallique ; pourtant, le toucher est semblable, à la fois rêche et fascinant, conçu lui aussi dans les antithèses, puisqu’à la fois aride et foisonnant. La musique d’Audrey Lauro est abrupte et intense mais réduite à son essentiel, un souffle qui dépasse le saxophone pour revenir à la musicienne, pleinement actrice du solo, et le claquement des tampons qui donne vie à ce dialogue intérieur (« résidu »).
La grande force de Lauro, c’est de savoir donner vie aux surfaces inertes. C’est tout l’enjeu de ces Proses plastiques : dépasser le cadre de l’instrument pour lui donner de la chair et du sang. « Prose métallique 1 », tout en techniques étendues et en sifflements d’anches, s’éveille au souffle, mais c’est le consistant « Chant Métallique », central et organique, qui est un appel à la pulsion de vie. Le métal est froid mais peut vite être porté à l’incandescence, et c’est cette force et cette inertie que porte Lauro. Plus loin, « Prose plastique » paraît moins brut et plus raffiné. Est-ce que plastique est une matière ou un art ? C’est une autre question qu’apporte la saxophoniste, décidément l’une des meilleures alchimistes européennes.