Scènes

Red Sea Jazz Festival, le souffle du Simoom

Située entre le désert et la mer Rouge, la ville d’Eilat accueille chaque année un festival international de jazz de qualité.


Le chemin est long jusqu’à la station balnéaire d’Eilat, en bord de Mer Rouge depuis la France, mais il est bien balisé. Et une fois arrivé, toute la ville est bariolée de panneaux et d’affiches qui annoncent les artistes programmé.e.s à cette 36e édition du festival israélien.

Ariel Bart soulevée par le Simoom © Yossi Zwecker

C’est l’un des moments forts de la saison ici et les années précédentes, en raison du Covid, le festival a été bouleversé. Il fait donc son grand retour sur le port, dans un espace aménagé très astucieusement avec des containers maritimes qui forment un ensemble clos (très gardé par des hommes en armes, on ne rigole pas avec la sécurité en Israël) dans lequel on trouve trois scènes et un espace de vie. Les trois scènes ont des jauges différentes et des programmations spécifiques. Port Arena - la plus grande avec la ville jordanienne d’Aqaba et ses montagnes en fond de scène, accueille les grandes stars. Red Note Club - la moyenne, tourne le dos à la mer et programme des groupes de musiques plus métissées. Enfin, De Future - la petite salle, est le lieu des découvertes. Elle est d’ailleurs très fréquentée et le public y fait la queue à presque chacun des concerts.

L’espace festivalier central est ouvert sur la mer et propose de nombreux food-trucks, un grand bar, un espace de vente de disques et T-shirts du festival, etc. C’est le lieu de transition entre les concerts qui s’enchaînent toute la soirée les uns après les autres. Ici, on respire l’air de la mer, on contemple Wadi Rum de loin et on est littéralement séché par le Simoom (سموم), ce vent sec et chaud qui déferle du désert vers la mer et qui transporte sable et son sur des kilomètres.
Le temps d’arriver jusqu’au site, on entend les quatre dernières mesures du concert de Third World Love, le concert qui réunit les quatre mousquetaires du jazz israélien : Yonatan Avishai au piano, Avishai Cohen à la trompette, Omer Avital à la basse et au oud et Daniel Freedman à la batterie. Quatre belles mesures et une ovation de la salle, sûrement que ce concert devait être bien…
C’est donc avec le concert de la clarinettiste Anat Cohen que commence vraiment ce festival. Tout en douceur, rythmes chaloupés et mélodies swing, la musicienne mène sa barque tranquillement, proprement. On aimerait un peu plus de folie et surtout de cambouis sur les mains.

Ariel Bart quartet © Peter Vit

De la folie et surtout de la surprise, on en a avec la fantastique jeune harmoniciste Ariel Bart. Avec un quintet composé d’instruments à cordes (piano, violoncelle, contrebasse) et batterie, elle compose des thèmes simples et beaux qui permettent une grande liberté dans les arrangements et les improvisations. Avec ses musicien.ne.s, elle adopte une attitude d’écoute et de partage, ne prend le lead que pour relancer les phrases et avec le son coupant de l’harmonica, ne joue que les bonnes notes. C’est toujours difficile de prendre un instrument qui se confond avec un nom. L’harmonica en jazz, c’est Toots Thielemans et il faut en avoir sous le pied pour s’y confronter. Ariel Bart a visiblement tué le père et avec un grand chromatique, elle impose son style. Un style épuré, simplifié qui va à l’essentiel. Une révélation, d’autant que la jeune musicienne n’a que 24 ans – mais déjà deux albums à son actif – et sûrement plus d’un tour dans son sac.
On fait l’impasse sur le concert indigeste (et très bruyant) du rigolo Jacob Collier qui n’en finit pas de se caricaturer et on file écouter le trio du pianiste Ruslan Sirota avec le batteur Dennis Chambers en invité. Ce dernier animera plus tard une des master classes organisées par le festival. C’est un set bien énergique, plein de couleurs percussives qui ne dépaysent pas et le pianiste Sirota, né en Ukraine, installé en Israël et formé à l’école de Berklee, maîtrise les codes internationaux du jazz.
Le dernier concert de la soirée est une nouvelle surprise – encore sur la scène De Future – en la personne de la chanteuse-rappeuse Orit Tashoma. Cette autrice d’origine éthiopienne est une performeuse très convaincante et elle pose sa voix sur une musique acoustique jouée par une batterie, une basse, un clavier, un sax et – en invitée – au piano et à la voix, une autre impétrante, Stav Achai. La musique est pleine de groove et de balancements et même si les textes sont en hébreu, on comprend que l’artiste dénonce la situation des migrants éthiopiens qui viennent s’installer en Israël. Elle définit sa musique elle-même comme ceci : « J’essaie de planter des graines issues des cultures éthiopienne et israélienne pour faire pousser un nouvel arbre musical, frais et sans complexe, quitte à parler de sujets impopulaires. »

La nuit tombant à 16 h 45, il fait déjà très sombre quand se termine cette première journée et le retour vers le centre-ville se fait dans la douce chaleur hivernale, 25 degrés.
Le lendemain, une virée dans la partie habitée d’Eilat (tout le bord de mer n’est qu’une succession d’hôtels, restaurants, bars et magasins pour touristes) permet de prendre de la hauteur sur le golfe d’Aqaba et de rencontrer les sponsors du festival ainsi que les équipes municipales qui l’organisent. Le discours du maire évoque également le jumelage d’Eilat avec Antibes et les prochaines collaborations à mettre en place entre les deux festivals. Le vin d’Israël emplit les verres.

Ofer Mizrahi trio © Peter Vit

Le premier concert de la soirée est celui d’une vedette nationale, Ravid Plotnik, qu’une salle pleine d’adolescentes est venue applaudir. Un genre de reggae-dub avec du rap insipide remporte un vif succès tandis que j’imagine quel usage feraient les geôliers de Guantanamo de cette musique…
Aucune importance : le trio du guitariste et trompettiste Ofer Mizrahi joue à De Future avec son instrument très particulier, fabriqué sur mesure, qui lui permet de jouer à la fois comme de la guitare, du oud et du sitar. Cordes sympathiques, quarts de tons, modulations, l’instrument permet une panoplie de sonorités qu’il utilise avec précaution et goût. Accompagné par une violoncelliste et un contrebassiste, il déroule ses mélodies avec calme, malgré le vent traître qui rabat régulièrement le tintamarre de la vedette pour jeunes qui n’en finit pas de jouer son concert. Qu’importe, les trois musicien.ne.s en rient et continuent à jouer, doucement et joliment. Parfois, Ofer Mizrahi pose sa Leviathan Guitar pour une trompette acidulée dont il tire des sons feutrés de shofar inspiré. Un beau et étonnant concert.

Emma Rawicz quintet © Yossi Zwecker

C’est le pianiste Omer Klein, référence de la scène israélienne, qui joue ensuite avec son trio « Personal Belongings » dont un disque est paru en 2021. Une main droite véloce aux attaques marquées, c’est du sérieux et du classique aussi, et le public du Red Note Club en redemande.

Une nouvelle fois, c’est dans l’écrin De Future qu’on entend la jeune saxophoniste anglaise Emma Rawicz, qui avait fait la UNE de Citizen Jazz lors de l’opération #IWD2022. Avec son quintet, une rythmique augmentée d’une guitare, elle déroule ses compositions, avec énergie et enthousiasme. La guitare apporte une sonorité plutôt rock qui vient électriser les thématiques modernes mises en place. Le son de la saxophoniste est assuré, rond, et ses improvisations sont économes. Le pianiste Ivo Neame sort du lot avec un jeu précis et entraînant.
La nuit est tombée lorsque le concert à l’Arena commence. Il s’agit d’un triptyque autour du saxophoniste Eli Degibri – ancien directeur artistique de ce festival — qui invite trois pianistes à jouer en duo avec lui. Aaron Goldberg, Omri Mor et Tom Oren vont ainsi se succéder derrière le clavier tandis que le saxophoniste, debout sur scène, enchaîne les standards.
La lumière illumine les musiciens sur cette grande scène nocturne ; l’effet apporte beaucoup à la musique, chaude et chantante. Le duo saxophone ténor/piano est un classique du genre mais fonctionne toujours en appuyant sur la corde sensible du jazz. Bien entendu, les trois pianistes finiront le set ensemble dans un joyeux 6 mains improvisé.

La scène Red Note Club accueille la star éthiopienne du vibraphone, le tutélaire Mulatu Astatke, co-inventeur de ce groove ethio-jazz à l’histoire bien particulière. Le début du concert est catastrophique sur le plan sonore : on entend uniquement le piano et la grosse caisse, le reste est une bouillasse sans nom. Il faudra un certain temps pour remettre de l’ordre dans les réglages, c’est dommage.

Maya Dunietz trio © Peter Vit

La scène De Future présente le trio de la pianiste Maya Dunietz – autre UNE de Citizen Jazz – qui vient jouer une partie de son magnifique disque et quelques nouveautés. Son toucher aérien et minimaliste fait vibrer la salle et elle se cale même sur le tempo de la musique de Mulatu Atsatke que le vent nous déverse, depuis l’autre salle, par rafales par-dessus les containers pour jouer ses morceaux. Elle-même, spécialiste des compositions de la pianiste éthiopienne Emahoy Guébrou, est à l’aise dans ces gammes particulières et ces mélopées ancestrales. La musique de Dunietz est une dentelle que les trois musicien.ne.s jouent en symbiose et on découvre un extrait du prochain album, une reprise lente et à l’os de « Love Me Tender » d’Elvis Presley. Dommage que l’éclairagiste du festival préfère jouer sur son portable que d’écouter la musique : sa lumière vulgaire et aberrante a presque gâché le concert.

On passe la tête dans le Port Arena bien rempli pour le concert de la vedette israélienne Gidi Gov, un crooner qui ressemble comme deux gouttes d’eau à Peter Sellers et qui s’est entouré de musiciens de jazz de haut vol pour ce programme swing à la Sinatra.

Giveton Gelin quintet © Shahar Glass

C’est la nouvelle égérie de la trompette jazz venue de New York, Giveton Gelin, né aux Bahamas, présente sa musique avec son quintet. Le trompettiste, passé par l’orchestre de Jon Batiste, s’est émancipé récemment, remportant un prix révélation jazz et publiant son premier album sous son nom True Design. De fait, avec un son clair, une attaque par en-dessous, une façon bien à lui d’enrober les notes de nonchalance, il mène son groupe à l’énergie. Le batteur habituel n’ayant pas pu venir, il est remplacé par Alon Benjamini qui fait forte impression.
Des aigus nets et coupants, un piano magistral, une musique roborative, le concert est un grand succès. Le pianiste franco-malgache Mathis Picard est à la manœuvre, avec un jeu éclatant, coloré, riche et inventif. Révélation du concert - il ferait presque de l’ombre au leader – il en est le pilier harmonique. On retrouvera le trompettiste, le batteur et ce pianiste le soir lors d’une jam débridée à l’hôtel Agamim - qui accueille la scène nocturne des jam sessions, pour un vibrant hommage à Monk.
La soirée se termine avec la musique enjouée et latine du pianiste colombien Jesus Molina en trio. L’avantage de ce genre de répertoire c’est qu’il peut être pris par n’importe quel bout : le propos simplissime est palindromique.

Le samedi, c’est shabbat, aussi le festival se termine en matinée, sous un soleil hivernal qui tape à 30° quand même…
En ouverture de la fermeture, le trio de l’organiste Cory Henry. La star est très attendue, la salle Port Arena se remplit et tout le monde est debout pour danser sur cette musique funk, pleine de groove dont Cory Henry porte les couleurs depuis plusieurs années déjà. Soulful, c’est ainsi que sonne son orgue. Et le répertoire passe de compositions en standards du genre, avec un détour par Stevie Wonder, comme la veille Eli Degibri sur « Isn’t She Lovely », preuve supplémentaire que les compositions de Wonder sont à la hauteur des standards de jazz.

Cory Henry trio © Yossi Zwecker

En guise de grand final, un concert événement, une sorte de grand raout organisé par Yossi Fine. Ce musicien, bassiste et guitariste, né à Paris de parents antillais et israéliens, est également le directeur artistique du festival. Yossi Fine est métis, multiculturel, polyglotte ; il a travaillé partout et avec de nombreux musicien.ne.s et dans de nombreux styles (jazz, reggae, world, hip-hop, etc..). C’est donc une personnalité très ouverte musicalement et qui programme au feeling, parfois au coup de cœur, après 30 secondes de visionnage d’une vidéo en ligne. Cette personnalité attachante n’a que faire des frontières et des barrières et sa programmation s’en ressent. Aussi, pour ce concert final, il a invité plusieurs musicien.ne.s d’horizons divers qui vont venir prendre des solos, chanter, déclamer en mélangeant tous les styles. Le soleil tape, les montagnes de Jordanie se dessinent à l’horizon, la musique résonne dans le port d’Eilat et les gens dansent. C’est la fin du festival.

Le Red Sea Jazz Festival existe maintenant depuis 36 ans et a connu diverses fortunes. La ville a pu confier l’organisation et la direction à différentes structures et c’est actuellement la société Forum Productions, spécialisée dans l’évènementiel, qui assure la mise en place du festival, avec Yossi Fine à la programmation et l’aide conséquente des Amis du festival – un groupe de sponsors ainsi que le soutien de la ville d’Eilat et son office de tourisme.
Là encore, les retombées financières d’un festival de jazz sont prises au sérieux et tout est fait pour développer l’attractivité touristique de la ville en hiver, notamment grâce au festival : pack hôtel+festival, animations gratuites proposées par l’office de tourisme (virées dans le désert, découverte gastronomique, ateliers cuisine, etc) et, même si le public des concerts est en grande partie composé d’habitant.e.s de la ville et du pays, le festival recherche également une attention internationale que sa position géographique et touristique peut faciliter, tant que la programmation propose autant de découvertes que de grands noms et ne s’éloigne pas trop du jazz, au sens large. La qualité de la programmation reste l’élément déterminant pour placer le festival sur la carte et déclencher des partenariats nécessaires pour le développement. C’est en bonne voie, semble-t-il.