Entretien

Maya Dunietz, la dompteuse de pianos

Entretien avec la pianiste israélienne Maya Dunietz à l’occasion de la sortie de son disque Free the Dolphin.

© Dudi Hasson

L’artiste israélienne pluri-disciplinaire Maya Dunietz voyage beaucoup, travaille beaucoup. Entre les installations dans les centres d’art, les prestations sur scène, la valorisation de la musique d’Emahoy Tsegué-Maryam Guèbrou et la composition de musiques d’ensemble, elle trouve le temps d’enregistrer un album en trio, sous son nom. La pianiste et compositrice répond à nos questions et on évoque les punks, les pianos sauvages, la Palestine, l’amour et un dauphin vert.

Maya Dunietz © Dudi Hasson

- Malgré une discographie qui remonte à 2002, c’est votre premier disque sous votre nom. Pourquoi avoir attendu si longtemps ?

Il y a de multiples réponses contradictoires à cette question, je vais vous en donner quelques-unes : j’ai déjà sorti de la musique sous mon nom auparavant (par exemple - une cassette pour la série « The Voice Studies » que j’avais enregistrée dans une grotte abritant des chauves-souris) mais ces albums sont sortis dans un cercle de distribution très restreint et sans aucune promotion. En général, même si j’aime les disques et que j’en ai collectionné toute ma vie, je suis davantage attirée dans mon travail par le rituel de la performance en direct et la connexion immédiate avec d’autres personnes : ces situations merveilleuses dans lesquelles les gens se rassemblent dans un espace physique pour « perdre » leur temps à écouter de la musique. La meilleure façon de passer son temps, à mon avis.

J’ai également eu besoin de beaucoup de temps pour accepter l’imperfection de toute performance musicale et la mort de toutes les possibilités non enregistrées, et c’est finalement devenu possible lorsque mon ami Yuval Havkin AKA Rejoicer, fondateur du label RawTapes, est entré en scène. Cet album n’aurait pas pu voir le jour sans ses encouragements paternels ; à certains moments, j’avais l’impression d’avoir perdu toute capacité à juger ce qui se passait - chaque son me semblait aussi beau que laid, aussi pertinent que sans intérêt - en tant qu’interprète de l’ici et du maintenant, la musique pouvait encore me traverser - mais je ne pouvais pas dire si ce que je faisais était bon pour un disque - Rejoicer m’a aidé à traverser ce moment post-moderne vers un lieu plus terrestre où le bien et le mal existent et où ce genre de jazz (quoi que cela veuille dire…) peut vivre.

Tout ce que nous jouons et faisons contient nos traumas et nos douleurs

- Que voulez-vous dire par « l’imperfection de toute performance musicale et la mort de toutes les possibilités non enregistrées » ?

Je vais essayer de le résumer en quelques mots. Chaque performance a sa courbe d’énergie. Et comme toute courbe, il y a toujours des points hauts et des points bas. Les musiciens aspirent au plus haut niveau de performance mais nous n’atteindrons jamais la perfection - il y a toujours quelque chose qui se passe en cours de route. C’est un point de référence imaginaire. Tout ce que nous jouons et faisons contient nos traumas et nos douleurs, qui peuvent rendre le son encore plus beau, mais en tant que joueur, vous devez faire face à vos limites, ce qui donne parfois l’impression de se heurter à un mur. Lors du prochain concert, d’autres parties seront plus fluides et certaines qui fonctionnaient auparavant ne le feront plus. C’est excitant, j’aime le fait que chaque moment a son propre son. Seulement voilà, enregistrer de la musique me rendait confuse. Dans quelle phase sommes-nous maintenant ? Je me concentre sur une possibilité, mais qu’en est-il de toutes les autres ? Cette boucle m’a figée. La mort de toutes les possibilités non enregistrées, cela vient de l’idée que lorsque vous nommez quelque chose, le mot perd le sens de ce qu’il représente, et que mettre un nom sur quelque chose tue une partie de la signification non formulée.

- Votre parcours musical est plutôt partagé entre des esthétiques très improvisées et de nouvelles recherches vocales (le duo avec le regretté Ghédalia Tazartès en est une belle illustration) et pourtant ce disque est d’un classicisme jazzistique étonnant. Est-ce un aboutissement, une étape ou un nouveau départ ?

C’est peut-être plutôt une vieille dette. Je suppose que j’ai ressenti dans mes doigts une envie de jouer de vieux grooves et de m’amuser avec. Mais même lorsque je décide de jouer du « jazz jazzy » - il y a une punk en moi qui me fait sauter de ma structure au milieu de l’acte, un vilain petit diable qui me rappelle à quel point les choses sont tordues, et comment je dois exprimer cette vérité en musique. On pourrait peut-être dire que se lancer dans cet album est une autre façon de sauter hors de ma propre structure ( :

Maya Dunietz découvre la musique hypnotique et minimaliste de la compositrice et pianiste éthiopienne Emahoy Tsegué-Maryam Guèbrou et décide de consacrer une partie de son temps à éditer cette musique, à la jouer, à la faire vivre. En plus de l’héritage musical que Maya Dunietz assume, c’est aussi une rencontre avec une personne étonnante. Emahoy Tsegué-Maryam Guèbrou, 97 ans, a eu une vie très particulière avant de se retirer dans un couvent de Jérusalem. Cette vie est rarement documentée malheureusement, mais sa musique a fait l’objet d’enregistrements dans la série Ethiopiques avant d’être remise en lumière récemment.

Maya Dunietz being Emahoy Guèbrou © Terreur Graphique

- Cette dette envers le « jazz-jazz » dont vous parlez, alors que nous connaissons votre travail sur la musique d’Emahoy Guèbrou, ne s’agit-il pas simplement de jeter des ponts entre les styles et les générations ?

C’est une belle interprétation. Oui, je ressens une curiosité et une passion pour le son, et le son est un tremblement qui est transféré d’un corps à un autre par le biais d’un médium, il s’agit donc d’une question de connexion. La musique m’a emmené dans des endroits reculés et m’a fait rencontrer des personnages et des cultures fascinants : c’est ce que j’aime dans le métier de musicienne. Mon amitié avec Emahoy, par exemple, est née du fait que j’ai entendu sa musique, que j’ai été enchantée et que je suis partie à la recherche de la personne qui l’a créée. La musique d’Emahoy est parfois interprétée comme un pont entre les styles, alors qu’à ses propres yeux, elle compose d’une manière et dans un style très clairs, et elle n’appellerait pas cela une fusion de styles ou un pont, et je ressens à peu près la même chose qu’elle à ce sujet. Peut-être que j’admettrais une seule passerelle, entre le fond du cœur et le monde extérieur.

le piano est mon plus vieil ami et les vieilles amitiés comme celle-ci doivent être maintenues et entretenues

Maya Dunietz, également plasticienne, travaille entre autre à la destructuration du piano comme instrument de musique mi-meuble, mi-machine pour en proposer une relecture vivante. Le piano est transformé alors en animal pachydermique, ronflant et à l’affût. Ces fameux mammouths comme elle les nomme, font l’objet de plusieurs de ses installations. La dernière en date, Five Chilling Mammoths, est visible en ligne.

Mammoths © Dor Even Chen

- Quelle est votre relation au piano, à l’instrument, à l’objet « mammouth » ?

Sur le plan émotionnel, le piano est absolument de ma famille. Il m’a sauvé la vie à certains moments, nous nous sommes battus sur d’autres points, je l’ai détesté - je ne ressentais que le terrible mensonge qui sous-tend toute son existence - la terrible qualité politiquement correcte qui aplatit le caractère, et qui constitue le fondement sur lequel le piano est construit. Au cours de cette vie, nous nous sommes déjà séparés et remis ensemble plusieurs fois, il est donc clair que je suis liée à jamais à cette relation : même si je ne devais plus jamais en jouer, nous nous sommes déjà liés par le sang. Il m’a fallu des années pour me rendre compte que le piano est mon plus vieil ami et que les vieilles amitiés comme celle-ci doivent être maintenues et entretenues. Je connais ses défauts et ses forces, et je me sens bien en lui faisant l’amour.

- Sur ce disque, vous jouez avec un trio de la scène jazz israélienne. Vous qui avez une carrière internationale, quelle est votre relation avec cette scène jazz israélienne très dynamique ?

Il y a des musiciens extraordinaires en Israël et en Palestine. Ils jouent comme s’il n’y avait pas de lendemain, comme s’il était vraiment urgent de jouer ça maintenant. Les musiciens qui ont collaboré avec moi sur cet album - Amir Bressler, Barak Mori et Avishai Cohen (et David Lemoine, qui est français) - sont parmi les meilleurs avec lesquels j’aie jamais joué, où que ce soit. Je suis ravie de faire de la musique avec eux : ils jouent vrai, ce sont des sources inépuisables d’idées et de couleurs.
Malheureusement, dans la scène musicale israélienne locale, je ressens souvent un étrange sentiment d’engourdissement, comme si certaines personnes utilisaient la musique pour se voiler la face sur ce qui se passe politiquement, au lieu d’utiliser le pouvoir de la musique pour s’exprimer, secouer les choses et promouvoir la paix, mettre fin à l’occupation et apporter la liberté à tous les peuples. Le jazz était autrefois un cri de liberté, mais ce n’est plus le cas pour moi. Et si l’on utilise la musique pour se déconnecter de l’environnement au lieu de se connecter à travers lui, la musique perdra progressivement tout son sens. Je suis donc inquiète. Mais en marge de la scène, des choses se passent, de nouvelles idées bouillonnent constamment et intensément entre les gens.

- Comment expliquez-vous cet engourdissement dont vous parlez ? Est-ce une question de déni, de lassitude, d’impuissance ? Les artistes ne sont-ils pas aussi l’image de leur propre société ?

Je ne peux pas vraiment l’expliquer, je ne le comprends pas moi-même… Il y a des explications logiques, certainement en rapport avec les points que vous avez mentionnés : le déni, la lassitude et l’impuissance. Les tentatives d’action pour l’égalité et la paix ressemblent à une goutte d’eau dans une mer de malheur, nous agissons et rien ne semble bouger. Il y a un sentiment d’impuissance généralisée et un état post-traumatique qui rend ce pays malade. Mais rien ne peut vraiment expliquer cette situation, il faut juste que cela cesse.

- Pour cet enregistrement, vous avez apporté des propositions musicales personnelles mais succinctes pour laisser le champ libre à l’improvisation et à l’interaction et soudainement vous proposez le standard « Lover Man » en piano solo ? Pourquoi ce choix ?

Quand j’avais 14 ans, mon professeur de piano de l’époque, Amit Golan, m’a montré le système harmonique de Barry Harris à travers cette chanson : il m’a montré que tout pouvait être interprété à travers ce prisme simple où toutes les notes dénudent soit la tension, soit le relâchement quand elles arrivent dans un certain contexte. À l’époque, ce système harmonique très simple a changé ma vision pianistique. Amit Golan était une personne très bonne et enseignait de tout son cœur. Il aimait la musique et il savait comment rendre ses élèves « accros » à la musique. Il était l’une des rares personnes au monde qui, selon moi, pouvait écouter au-delà de mon genre. Pour lui, j’étais juste une musicienne, pas un homme ou une femme. Lorsque j’ai quitté le jazz pour m’aventurer dans l’univers du son, Amit m’a encore écoutée et soutenue, même si ce n’était pas sa « tasse de thé »…

La musique ne peut pas mourir, elle est la vie même

De plus, ajouter la reprise d’un standard, c’est classique pour un album de jazz, c’est comme un geste qui place immédiatement l’album dans un certain contexte. J’ai trouvé cette expérience très intéressante, elle a mis en évidence une certaine qualité dans mon son qui ne pouvait ressortir que de cette façon, par cet ancien processus de répétition et de variation. Réaliser une variation simple pour quelque chose de si commun a été difficile, il m’a fallu du temps pour arriver à ce choix basique.

Maya Dunietz © Dudi Hasson

Ce type de performance est comme une photo sans maquillage et sans vêtements de luxe ; à travers la version, on ressent le caractère unique de ce musicien particulier.

- Vous venez d’avoir 40 ans en plein milieu d’une pandémie mondiale où la culture est au point mort ; vous qui êtes une artiste multidisciplinaire, que pensez-vous de ce moment sans précédent de silence et d’apathie culturelle ?

Je suis inquiète de cette apathie culturelle, et je suis également inquiète pour les personnes qui font la musique : les musiciens. Je suis très inquiète. La musique elle-même s’en sortira. La musique ne peut pas mourir, elle est la vie même.

- Enfin, bien sûr, la question la plus importante : quel est le dauphin à libérer ?

Mieau ! Celui qui vit dans Green Dolphin Street.

par Matthieu Jouan // Publié le 13 juin 2021
P.-S. :

Maya Dunietz joue la musique d’Emahoy Tsegue-Mariam Guèbrou le 10 juillet aux Superspectives à Lyon et les 21 et 22 juillet à la Fondation Cartier à Paris.