Entretien

Emma Rawicz : Compose-moi un arc-en-ciel

Entretien avec la jeune saxophoniste britannique par le magazine Jazzwise.

Emma Rawicz © jtmusicpix

La capacité de « voir la musique en couleurs » ou de « voir la couleur sous forme de sons » est une longue histoire chez les musiciens et les compositeurs. Hugh Morris a rencontré la jeune saxophoniste Emma Rawicz, dernière en date d’une longue lignée de synesthètes du jazz.

Emma Rawicz voit les couleurs sous forme de sons. C’est un processus instantané, involontaire : dès qu’elle ferme les yeux pour jouer, elle voit des formes danser autour de son « œil mental ». C’est ce qu’on appelle la synesthésie (ou plus précisément, la chromesthésie) : un phénomène perceptuel qui foisonne chez les musiciens à travers l’Histoire. Olivier Messiaen ou Duke Ellington l’utilisaient pour apporter des nuances à leurs partitions, avec des couches de singularités harmoniques et de couleurs texturales que peu d’autres ont su manier après eux. Emma Rawicz passe plus de temps à jouer qu’à composer, c’est sans doute pourquoi sa forme de synesthésie se distingue de celle de Ligeti ou Sibelius.

« Pour moi c’est plutôt « j’entends la musique, je vois des couleurs » », me dit-elle par Zoom depuis son appartement londonien. Mais le nouveau projet auquel elle travaille, qu’elle va présenter en partie lors du EFG London Jazz Festival, renverse la proposition.
« Je prends le projet dans l’autre sens : j’ai exploré des couleurs que je n’avais encore jamais entendues. »

Elle manipule son iPad quelques secondes et en tire une de ces teintes inouïes. Ce n’est pas juste du rouge, c’est du rouge de Falun, une teinte que l’on utilisait dans les campagnes en Suède pour peindre les maisons en bois. Mais en voici une autre, basée sur un rose violent. Avant longtemps, elle sera à la tête de tout un catalogue Dulux de pièces musicales.

Emma Rawicz © jtmusicpix

Mais en est-on bien sûr ? Quand je vois de l’orange brûlé, vous voyez de l’orange brûlé, ça ne fait pas le moindre doute. Mais les règles changent totalement lorsque les sens entrent en collision. « Tous les gens [doués de synesthésie] avec qui j’ai pu parler sont en désaccord total avec ce que je leur dis. Si je leur demande « Quelle est la couleur du La majeur ? », à leur réponse je m’écrie « Mais qu’est-ce que tu dis ? ce n’est pas du tout ça ! » Ça a l’air d’une chose absolue, aussi simple que de dire que l’herbe est verte, mais c’est complètement aléatoire. » Aléatoire peut-être, mais le phénomène est si indissolublement lié à sa créativité qu’il ouvre d’infinies avenues à son inspiration musicale.

Les arts plastiques jouaient un rôle plus conventionnel dans son premier album Incantations, inspiré d’une peinture que Rawicz avait trouvé sur Internet, intitulée Voodoo (auteur inconnu). « C’est un tableau complètement abstrait : un arrière-plan d’un rose éclatant avec beaucoup de choses orange par-dessus ». Cette pièce vibrante, elle en a fait un stimulus auquel elle a répondu en termes de composition, et un lieu à partir duquel d’autres pièces pouvaient surgir. Tout l’album – qui rappelle Michael Brecker par ses influences funk, folk et ses tirades straight-ahead – tourne autour de ce thème mystique, avec des morceaux intitulés « Rune », « Mantra » ou « Présage ».

Emma Rawicz a tout juste 19 ans. Elle commence le saxophone à 15 ans, et choisit définitivement le ténor au bout d’un an. Après un passage-éclair au Junior Guildhall (où elle rafle comme par inadvertance le prix de saxophone jazz) et à la Chetham’s School of Music de Manchester, elle entre à présent en seconde année dans la section jazz de la Royal Academy. Parallèlement à ses études, elle fait ses débuts au Ronnie Scott’s dans le cadre du programme Jazz Exchange du National Youth Jazz Orchestra. Son premier album est dans les tuyaux, mais avant même sa sortie, elle a déjà programmé un cycle de quatre albums pour les quatre prochaines années que durera son cursus universitaire. Ivo Neame et Ant Law seront de la partie pour le premier de ces quatre disques synesthétiques.

Avec cela, elle est l’une des créateur.ice.s de contenu les plus productif.ve.s de sa génération sur Instagram. Ses vidéos quotidiennes sur la pratique du saxophone, ses transcriptions et ses clips live sont suivis par 35000 abonnés, très au-delà de la fréquentation de bien des événements jazz du Royaume-Uni.

C’est indiscutablement impressionnant. Mais est-ce quelque chose de sain ? Je l’interroge sur ce qui motive ces efforts herculéens et elle esquive :
« J’aime ce que je fais, c’est tout. J’adore ça. Même quand je fais une date minable et mal payée, jouer de la super musique avec des gens formidables, c’est ce qu’on fait de mieux au monde. »
Il y a de l’amour, certes, mais aussi une farouche détermination qui lui fait mener à bien tout ce qu’elle entreprend, de l’apprentissage de langues étrangères à la maîtrise des transcriptions de Coltrane.
« Je suis une bosseuse ; quand je me mets à quelque chose, j’aime bien m’y mettre à fond et apprendre le plus possible. »

Plus loin, elle parle du besoin de « rattraper le niveau » de ses pairs : elle est née dans le North Devon et a commencé le jazz, comme elle dit, « très tard ». Pense-t-elle être arrivée au but désormais (si tant est qu’il existe quelque chose qui s’appelle un but) ? « Jusqu’à un certain point. Je suis à un point où je suis vraiment contente, mais pourquoi s’arrêter là ? Être bien, ce n’est pas encore assez ».
Son travail acharné est manifeste. Lors du confinement, le salon a remplacé la scène pour beaucoup de musiciens ; Emma Rawicz est de ceux qui ont relevé le challenge #100DaysOfPractice, popularisé par la violoniste Hilary Hahn. Peu d’autres l’ont fait avec autant de style cependant, combinant transcriptions de Cannonball Adderley et exercices techniques réalisés à la vitesse du son.

Quelque chose a changé quand elle a décidé de donner à voir son propre parcours. « Quand tu es sur les réseaux sociaux, tu tombes toujours sur des tordus, des cinglés, des commentaires haineux, des gens désagréables. Mais la proportion a commencé à s’inverser quand je me suis mise à poster des vidéos d’exercices complètement honnêtes. Les commentaires sont devenus plus positifs : « merci pour le partage », « hé, je travaille là-dessus aussi », « qu’est-ce que tu me conseillerais ? » C’est plus constructif.
Cette honnêteté et cette énergie, conjuguées, font d’Emma Rawicz une force avec laquelle il faut compter.

Hugh Morris, du magazine britannique Jazzwise.

par // Publié le 6 mars 2022
P.-S. :

Cet article est publié simultanément dans les magazines européens suivants, à l’occasion de « High Society ! » une opération de mise en avant des jeunes musiciennes de jazz et blues : Citizen Jazz (Fr), JazzMania (Be), Jazz’halo (Be), London Jazz News (UK), Jazznytt (No), Jazzwise (UK), Jazz-Fun (DE), Jazzthetik (DE), Jazz Dergisi (TU), Jazz Special (DK).

This article is published simultaneously in the following European magazines, as part of « High Society ! » an operation to highlight young jazz and blues female musicians : Citizen Jazz (Fr), JazzMania (Be), Jazz’halo (Be), London Jazz News (UK), Jazznytt (No), Jazzwise (UK), Jazz-Fun (DE), Jazzthetik (DE), Jazz Dergisi (TU), Jazz Special (DK).

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