Entretien

Rhizottome, les jardiniers du monde

Matthieu Metzger et Armelle Dousset sont de sacrés voyageurs

Rhizottome © Franpi Barriaux

Les deux musiciens qui composent Rhizottome, Matthieu Metzger et Armelle Dousset sont de sacrés voyageurs, davantage dans la catégorie des étonnants qui ne sont jamais où on les attend que dans celle, plus commune hélas, de ceux qui sont toujours entre deux jetlags. Un accordéon diatonique, un saxophone soprano et des bricolages électroniques : ce sont les seuls outils dont ils ont besoin pour nous donner envie d’ailleurs. On les avait suivis au Japon, il vont partir en Afrique. Entre deux, ils nous proposent Malherbologie. Leur musique se teinte, comme une plante dont les aigrettes volent au moindre souffle, d’une poésie qu’ils intègrent et recyclent en fameux coupeurs de racines qui jouent avec toutes les traditions, avec la vivacité des mauvaises herbes.

Rhizottome © Pan&Circus

- Pouvez-vous nous expliquer la genèse de Rhizottome ?

On s’est rencontrés à Poitiers en 2008. A partir de là on a commencé à faire de la musique ensemble. A cette époque, Armelle Dousset jouait de l’accordéon diatonique depuis quelques années, un instrument abordé en autodidacte en découvrant le milieu des musiques traditionnelles. Ce qui a fonctionné tout de suite, c’est le timbre de cet accordéon mêlé à celui du sopranino. Matthieu Metzger était intéressé par ces musiques, et on a simplement commencé par jouer des airs entendus en bals. Et puis, parce que nous ne « venons » pas de ce milieu à strictement parler, et parce que nos histoires et sensibilités respectives sont nourries de styles et d’époques plurielles et disparates, nous avons naturellement associé compositions et improvisation à ce que signifiait pour nous l’interprétation d’airs traditionnels.

En bal, les gens dansent et connaissent les pas des morceaux joués, qui correspondent à des carrures, des énergies différentes et reconnaissables. Composer des morceaux dont les gens reconnaissent les codes en se mettant à danser, c’était devenu une sorte de défi. Avec toujours la place à des envolées improvisées ou autres moments plus ouverts, qui amènent les danseurs à déplacer leur façon de se mouvoir - et par conséquent à écouter autrement la musique qui les meut.

- Pourquoi le nom Rhizottome ?

Le nom Rhizottome… On aimait le concept de rhizome cher à Gilles Deleuze. On aimait l’idée d’une analogie entre cette pensée et notre musique. Ou comment une cellule musicale, un air, un motif, une carrure rythmique, peut par surprise progresser de manière réticulaire et parfois chaotique. Comment grâce à l’écoute active et à l’improvisation, nous pouvons l’un l’autre, à tout moment, influencer la structure d’un morceau, ouvrir des espaces à deux sans se subordonner. Et puis, moins café-philo, on trouvait le jeu de mot avec risotto assez croustillant. En recherchant par la suite si ce mot existait, on a réalisé qu’en ancien français le rhizotome était un terme d’herboristerie désignant le jardinier ou l’outil qui coupait les racines (rhizome : racines / toma : couper). Parfaite sérendipité. Emprunter à la tradition pour la greffer, la bouturer ailleurs, dans notre petit jardin inventé. Nous étions devenus Rhizottome : les coupeurs de racines.

Dans ce duo il y a donc un rapport intrinsèque à la danse, sensible et charnel, même quand nous jouons en concert pour un public assis.

- Armelle, au-delà de l’accordéon, vous êtes danseuse. Est-ce que cette pluridisciplinarité est importante dans le duo ?

La découverte de l’accordéon diatonique ne se limite pas à ce seul instrument. Il porte avec lui tout un contexte de bals et de festivals, pour lesquels des gens font parfois des milliers de kilomètres pour danser jusqu’au petit matin. A l’époque de ces découvertes, j’étais totalement fascinée et accro à ces moments de danses partagées, qui mélangent si simplement les générations dans l’exultation collective des corps. C’est vraiment beau. Les codes des danses sont pour la plupart assez simples, et depuis une vingtaine d’années on voit apparaître des groupes de musique « néotrad », ou plus expérimentaux, qui modifient de manière plus ou moins subtile le rapport entre danses et musiques dans les bals. Venant d’une formation de danse contemporaine, je me suis toujours intéressée aux déviations de ces codes.

Les respecter, mais les faire aller ailleurs, dans les corps d’aujourd’hui. En apprenant l’accordéon, j’avais en quelque sorte le pouvoir d’inventer la musique sur laquelle j’aimerais pouvoir danser. Et la rencontre avec Matthieu m’a permis de réaliser cela. Dans ce duo il y a donc un rapport intrinsèque à la danse, sensible et charnel, même quand nous jouons en concert pour un public assis. Mais en tant que telle, la pluridisciplinarité n’est pas revendiquée dans le duo. Elle n’a guère plus d’importance que ce que nous sommes essentiellement Matthieu et moi : deux personnes pétries d’influences, de compétences et d’intérêts aussi variés qu’indémêlables.

Armelle Dousset © Franpi Barriaux

- Comment abordez-vous les formes traditionnelles (scottish, bourrée, mazurka…) dans votre parcours musical ?

Ce sont des danses qui impliquent une certaine carrure, un certain tempo, une musicalité particulière. On emprunte à ces codes pour trouver des énergies de danses possibles. En concert assis, nous prenons beaucoup plus de liberté sur les tempi qu’en bal. Parfois, il nous arrive de jouer des mazurkas « trop » lentes, des scottishes « trop » rapides pour certain.es danseurs.euses – soit par défi conscient, soit par manque d’entraînement car nous ne sommes pas puristes et ne jouons pas principalement en bal. Le jeu en concert ou en bal est très différent. En bal on écoute et on s’adapte à l’énergie de la danse. Il nous arrive d’écrire des hybrides curieux à danser, comme une scottish-valse, une chapeloisemazurka, une polska d’inspiration japonaise… Ces formes « à danser » sont des motifs d’inspiration. Parfois des prétextes à l’écriture, comme des challenges joyeux.

- Matthieu, comment concilie-t-on Killing Spree et Rhizottome ?

Tant que les tournées interplanétaires ne se chevauchent pas ça se concilie tout à fait ! Enfin tout à fait sérieusement, ces deux projets sont les deux extrêmes complémentaires et nécessaires, c’est un peu comme ça que j’envisage mes projets en général. Dans Killing Spree je décide des parties écrites, et réfléchis beaucoup au chaos sonore, alors que Rhizottome est un projet pour lequel nous composons à deux - et surtout Armelle, tandis que je m’occupe plus des arrangements et de la réalisation des disques - avec je l’espère l’exigence de la musique de chambre, en terme de nuances et d’acoustique. Néanmoins, ce sont deux types de musiques très liées au corps ; il est même arrivé qu’une idée de morceau pour l’un se retrouve dans l’autre – grand jeu concours, à vous de trouver lequel !

- Comment avez-vous constitué le répertoire de Malherbologie ?

Comment se fait le processus d‘écriture ? Notre dernier album en duo est sorti en 2012, et entre temps nous nous étions consacrés au double album Rhizottome in Japan sorti en 2017, issu de nos rencontres avec des musiciens japonais. Pour Malherbologie, les morceaux ont donc été écrits entre 2012 et 2019, certains enregistrés à Kyôto en 2015, et d’autres à Poitiers beaucoup plus tard. Il y a eu un gros travail de son pour faire le lien entre des enregistrements dans des lieux différents, mais nous avions tout de même confiance en la cohérence de cet objet qui nous tenait à coeur. Chaque morceau a sa petite histoire, que l’on raconte dans le livret.

Pour l’écriture, parfois tout part d’une mélodie, et on se demande quelle genre de danse ça pourrait être. Parfois c’est l’inverse, on pense à la danse et compose en fonction. On compose avec les instruments ou sur ordinateur. Trois morceaux ont été composés comme ça à l’arrière d’un taxi lors d’une tournée en Finlande. Après, on se voit, on joue, on essaie, on fait des choix. C’est assez simple en fait. On se connaît bien, on ne répète pas souvent. Parfois les structures peuvent être floues et au fur et à mesure des concerts elles se déterminent en jouant. Certains morceaux sont beaucoup plus ouverts que d’autres, c’est selon.

Matthieu Metzger

- On avait l’occasion de vous suivre lors de votre résidence au Japon. Quel a été le rôle de ce voyage dans votre musique ?

Avant notre résidence à la Villa Kujoyama en 2015, on avait déjà fait deux petites tournées là-bas pour jouer le répertoire du duo. Après plusieurs années à s’inspirer de musiques traditionnelles plutôt françaises, ce voyage nous a permis de déplacer la focale sur les musiques traditionnelles japonaises. Apprendre quelques pièces de ce répertoire avec des musicien.nes là-bas, des gens qui comme nous ont à la fois un pied dans la tradition et un autre dans les musiques improvisées. On retrouve dans nos enregistrements en duo un morceau qui a été écrit là-bas, un autre en hommage à un poète rencontré à Kyôto, un autre encore citant un jeu vidéo japonais et des ambiances de rue…

Ce pays fait vraiment partie de l’histoire de Rhizottome. Et on adore jouer au Japon, notamment pour l’écoute attentive et les retours des spectateurs après concert, qui sont souvent très poétiques et sensoriels. Pas vraiment de retours analytiques comme on le pratique aisément chez nous, mais plutôt des visions ou des sensations à partager, dénuées de tout jugement.

- Vous aviez rencontré de nombreux musiciens traditionnels japonais. Comment irriguent-ils les mazurkas ?

Les sonorités du shô, du shakuhachi, du koto, se mêlent bien avec l’accordéon et le sopranino. A dire vrai nous avons passé plus de temps à improviser qu’à jouer des mazurkas. Cependant, lorsqu’on essayait de jouer des airs dansants de notre répertoire, il y a toujours eu un intérêt fort et un profond respect de leur part. Lors de notre tournée en France en 2017 avec niwashi no yume, on a eu l’occasion de faire un bal expérimental à Lyon. C’était la première fois qu’ils voyaient à quoi ressemblait un bal, et on était très heureux de cette expérience. Voir une joueuse de koto en kimono se régaler des danseurs qui valsent autour d’elle, c’est quelque chose…

Des greffes impossibles dans la nature, des hybrides incongrus, des objets de curiosité. Rustique, vivace, en dormance… autant de termes appartenant au champ lexical de la botanique qui peuvent être adaptés à la musique

- Pourquoi filer la métaphore de l’herbier dans votre musique ? Quel est votre rapport à la collection, chère à la musique traditionnelle ?

En effet, dans le livret du disque, chaque morceau correspond à un dessin et sa légende. En bons coupeurs de racines, la métaphore jardinière se file de manière constante et diffuse depuis les douze ans d’existence de Rhizottome. Penser le disque comme une collection de morceaux, c’est une façon graphique d’exposer des espèces soigneusement choisies de notre jardin. Chaque dessin est un collage de différents herbiers anciens existants, appartenant à des zones géographiques dispatchées sur plusieurs continents. Comme des greffes impossibles dans la nature, des hybrides incongrus, des objets de curiosité. Rustique, vivace, en dormance… autant de termes appartenant au champ lexical de la botanique qui peuvent être adaptés à la musique, comme des annotations poétiques. On a aimé donner à chacun cette petite légende qui fait office de commentaire. Même si on s’en inspire grandement pour fabriquer, on ne prétend pas faire de la musique traditionnelle en tant que telle. Et s’il est vrai que le concept de collectage lui est cher, on est heureux d’avoir pu tendre cette analogie avec notre modeste herbier.

- Quelle est la part de l’improvisation dans votre musique ?

Tous les morceaux que l’on compose ont des structures plus ou moins précises, dans lesquelles on propose des espaces d’improvisation. De manière générale les improvisations sont plus rythmiques à l’accordéon, qui créé un support, un groove et un dialogue avec celles du sopranino. Ces moments plus libres entre les deux instruments permettent d’ouvrir de nouveaux espaces, qui on l’espère, offrent aux danseur.euse.s de petites escapades au-delà des codes.

- Est-ce qu’on peut imaginer Rhizottome s’agrandir ?

Rhizottome s’agrandit parfois, sous la forme de déviations, en prenant un autre nom. Par exemple nous avons créé niwashi no yume (le rêve du jardinier) au Japon, avec Reiko Imanishi/Kousetsu au koto et Akito Sengoku au Time Painting. Une pièce entre inspirations de musiques traditionnelles européennes et japonaises, compositions et improvisations. Une sorte de rêverie sans frontière. Nous sommes en ce moment en résidence à Bords 2 Scènes (Vitry-le-François) pour une seconde extension, avec le violoniste Alban Pacher. Le trio s’appelle Superphosphate. Et là, on explore le côté plus chimique et indus’ de notre métaphore jardinière (le superphosphate est un engrais minéral qui booste la croissance des plantes). On part sur un répertoire dansant, plutôt électro, plus ouvert en terme de styles. On passera de la valse au zouk love, en passant par la house et le maloya. Il y aura un mélange d’instruments acoustiques et d’instruments électroniques fabriqués par Matthieu, et des projections vidéos.

Armelle & Toki - crédit June Aoki

- Quels sont vos projets à venir ?

On essaie de ne pas se décourager et de croire à la possibilité de concerts pour le duo en 2021 ! On pensait depuis longtemps organiser une tournée japonaise aux alentours de Noël, pour jouer niwashi no yume avec nos camarades de Kyôto et Tôkyô. Mais c’est remis à plus tard, bien sûr… On a réussi à faire notre concert de sortie officielle de disque à l’Institut Français de Mauritanie en octobre. On réfléchit à la possibilité d’y retourner, et peut-être d’y inventer une nouvelle dérive botanique avec un.e musicien.ne local.e. Quant au trio Superphosphate, la première est programmée à Vitry-le-François pour le 9 janvier 2021.