Chronique

Théo Girard

30YF

Théo Girard (b), Antoine Berjeaut (tp), Sebastian Rochford (dms)

Label / Distribution : Discobole Records

Le genre autobiographique n’est pas courant en musique, du moins sur le long terme. Des chansonnettes qui racontent le premier amour déçu ou la mort d’un poisson rouge particulièrement attachant, il y en a. Mais des disques sans paroles qui dressent un bilan, c’est rare. Avec 30YF (pour Thirty Years From), le contrebassiste Théo Girard revient en musique sur les trente dernières années de sa vie ; celles qui correspondent, si l’on considère qu’il va fêter ses quarante ans ces prochains mois, à la sphère des souvenirs et de la présence d’un instrument. Cette contrebasse au timbre clair et précis, emblématique de son jeu, va fouiller dans les replis du temps en compagnie du trompettiste Antoine Berjeaut, membre du Surnatural Orchestra et du batteur des Sons of Kemet, Sebastian Rochford. Ces derniers apportent à l’espièglerie de « The 6th Part of The Cake » une rythmique très carrée, comme pour mieux en souligner l’éternel recommencement.

Théo Girard conte sa vie, chaque morceau correspond à un âge. Du début, la douceur de « Dassaud », pulsion de vie de ses fraîches années qui semble flotter entre la contrebasse et la trompette à la plus récente, ce road-trip exposé dans « NYC to Philly  » où Girard et Rochford défilent comme les arbres dans le paysage. Mais même si la chronologie est respectée, il n’y a pas de linéarité dans cet exercice. Les pièces pourraient être chamboulées qu’on conserverait un sentiment de proximité et de vitesse. Ce dernier point est assez courant dans les bilans quadragénaires ; il s’exprime ici avec un groove souvent saignant comme en témoigne « La Traversée du pont par le chameau » où la simplicité du thème se révèle très efficace. On est sensible à l’accélération temporelle parce que Girard se saisit de ses souvenirs de la même façon que fonctionne un cerveau : des îlots reliés entre eux par un esprit d’escalier.

Evidemment, on sera d’autant plus touché par cette introspection si l’on partage avec Girard quelques souvenirs générationnels. La découverte de The Pharcyde ou The Roots en « 1993 » notamment fera s’agiter des atomes crochus. Surtout lorsqu’on sait que Berjeaut, impeccable de bout en bout, est également biberonné à ces musiques et qu’il devait en être de même pour le rythmicien écossais. L’unité est immédiate, forte, manifestement forgée par une grande amitié. Il en résulte une libre discussion pleines de breaks jubilatoires qui feront sautiller même si l’on ignore tout du hip-hop des années 90.

Coup sur coup, deux anciens membres du Bruit du [Sign] font paraître des œuvres qui auscultent le passé sur un mode dénué de toute nostalgie. Après Nicolas Stephan, Théo Girard livre un album forcément très personnel mais pas autocentré. Il sera bon de comparer les deux pour y trouver les liaisons secrètes. Sûr qu’après plusieurs détours enrichissants, on se retrouverait en Ethiopie, dans une rue vibrionnante d’Addis Abeba. Ou dans toute autre ville où les souvenirs se sont accrochés. Une madeleine trempée dans un breuvage bien plus excitant que les tisanes de tonton Proust.