Entretien

Franck Agulhon

Entretien au Festival de Jazz Fort-Médoc, 13 juillet 2006 à Cussac.

Pour la renaissance de ce festival de jazz, le programmateur a choisi Eric Legnini Trio. Avant le concert, nous en avons profité pour rencontrer Franck Agulhon.

Le trio d’Eric Legnini (avec le contrebassiste Mathias Allamane et le batteur Franck Agulhon), jouait la veille à Jazz à Vienne. Un peu de fatigue, mais visiblement, le groupe prend plaisir à tourner. Tonique, virtuose et groovy, la musique du trio convainc de plus en plus public et organisateurs.

Quelques minutes avant le concert, nous en avons profité pour rencontrer Franck Agulhon. Ce batteur français tend à devenir une référence au sein de la scène jazz européenne.

  • Contrairement à de nombreux musiciens, tu es venu relativement tard à ton instrument…

Oui. J’ai commencé à l’âge de 17 ans.

  • Il y avait des musiciens dans ta famille ?

Pas du tout. Mes parents étaient de simples mélomanes. J’étais à Marseille, voué à faire du foot. Et puis on a été viré de là où on jouait au football, et on s’est dit : « On va faire de la musique ». Tout simplement. J’ai attaqué la batterie comme ça. Cela m’a plu. J’ai pris quelques cours avec un prof. Vu que ça se passait bien, on a triplé le rythme des cours, et au bout d’un et demi, j’ai pris vraiment des cours avec un bon prof.

  • Tu étais un adolescent qui écoutait déjà du jazz ?

Pas de jazz, non. Du funk, du rock, de la musique brésilienne… Beaucoup de rock en fait. Cure, Simple Minds, U2… Je ne suis venu au jazz qu’à 22-23 ans. Pas avant.

  • Il y a eu un déclic ?
© H. Collon/Vues sur Scènes

C’est grâce à un copain, Christian Mariotto. Il m’a fait écouter A Love Supreme de Coltrane, et Magma. J’ai flashé et je me suis mis à écouter Miles, Bud Powell, Oscar Peterson, Wynton Kelly, Wes Montgomery… Petit à petit, j’ai élargi ma culture, mais en partant d’un truc assez moderne.

  • Tu t’es dit que tu allais devenir batteur « de jazz » ?

Non… Je suis parti étudier au CMCN à Nancy en 1990, mais ne savais toujours pas si j’allais redescendre à Marseille, devenir professionnel ou faire autre chose. Finalement, l’école m’a engagé après ma scolarité. Après, tout a été une histoire de rencontres. Certaines m’ont incité à aller vers Paris, puis d’autres m’ont finalement amené à ce que je fais aujourd’hui.

… c’est à dire du jazz.

Oui. Aujourd’hui je joue en trio avec Eric Legnini, en septet avec Pierre de Bethmann, en trio avec Sylvain Beuf et Diego Imbert, en quartet avec David El Malek, en quartet encore avec Pierrick Pédron… Je remplace aussi Ceccarelli dans le groupe de Stefano Di Battista, des batteurs dans les groupes d’Henri Texier et d’Enrico Rava… Et puis dernièrement, j’ai enregistré sur les disques du chanteur Méta, de l’accordéoniste Ludovic Beier, du saxophoniste Franck Wolf… Finalement je fais plein de choses différentes.

  • Tu te considères comme un « sideman » ?

J’aime bien le terme de « sideman impliqué ». Quand je suis sur un projet, j’essaie de faire les répétitions, le disque, et puis d’être présent aux concerts. J’aime bien cette notion de projet.

  • Tu dois donc faire des choix…

Je choisis simplement de jouer la musique qui me plaît, avec des gens que j’apprécie. Plus des challenges… J’aime bien ça aussi. Travailler un répertoire pour un seul concert, arriver quasiment sans répétition…

  • Jouer avec Eric Legnini ou Sylvain Beuf ce n’est pas la même chose. Dois-tu changer ton jeu, t’adapter à ce que veulent les leaders ?

Ce genre de musicien n’impose rien. J’essaie d’être disponible à la musique que j’entends. S’il faut jouer plus traditionnel, je joue plus traditionnel. S’il faut jouer plus ouvert et plus moderne, je joue plus moderne… Mais le trio d’Eric joue par exemple sur ces deux tableaux. Il a un jeu à la fois plein de tradition et en même temps extrêmement moderne je trouve… Mais c’est sûr que c’est une musique différente de celle d’Henri Texier par exemple. Ça, c’est un remplacement qui a été une super expérience ! J’ai rencontré François Corneloup, Sébastien Texier, Manu Codjia… Une excellente expérience, au même titre que celle avec Stefano Di Battista. On peut croire que ce sont des univers tout à fait opposés, mais pour moi pas du tout. C’est de la musique, et il faut essayer de trouver sa place à l’intérieur de ces différents contextes. Je n’aime pas dire : « J’aime le be bop, ou le free ». J’aime bien tout en fait, du moment que la musique et les gens avec qui je joue me touchent.

  • Pour avoir discuté de ton jeu avec plusieurs musiciens qui t’ont fréquenté, je sais qu’ils saluent toujours le fait que tu réduises considérablement l’intervalle de sécurité qu’amène généralement un batteur sur le plan rythmique…

Je ne sais pas… J’ai une anecdote assez marrante à ce propos. Récemment, on a enregistré le disque en nonet avec Christophe Dal Sasso et Dave Liebman. Au studio, après quelques titres enregistrés, Liebman est venu me voir. Il m’a dit : « Tu joues très bien, mais je n’ai pas besoin de toi pour marquer les cycles et savoir « où est le un » [le premier temps]. Fais moi jouer différemment, emmène moi ailleurs ». C’est pareil avec des musiciens comme Rava ou Texier. Ils n’ont pas besoin d’un batteur qui leur marque le tempo, mais de quelqu’un qui leur amène un univers un peu particulier. Avec Eric Legnini, c’est pareil.

  • Même s’il y a en l’occurrence un peu plus de groove ?

Oui… Pour moi tout se rejoint. Il faut toujours se mettre au service de ce qui se passe dans l’instant. C’est le dénominateur commun de tout mon travail. J’essaie de créer une bulle sonore qui fasse que ce que l’on entend soit… beau. Avec Legnini par exemple, on se connaît très bien. Il y a des soirs où l’on prend des risques ensemble etc. L’idée est de se provoquer… En fait je n’aime pas trop tout ce qui est statique. C’est assez marrant à dire ! Mais ce que je considère comme acquis ne me plaît pas plus que ça. Il faut toujours que je cherche, que je me mette en danger pour essayer d’avancer. J’ai toujours fonctionné comme ça, et c’est aussi ce qui m’a permis de rencontrer beaucoup de musiciens assez vite. J’ai toujours eu besoin de me mettre en permanence en danger. Aller voir des musiciens… Quand je vois à Paris des batteurs comme Karl Jannuska, Laurent Robin, Benjamin Henocq, Tony Rabeson…. Je me dis : « Waouh… il y a un truc fort dans leur jeu ! Quelle est leur approche ? Comment eux voient-ils leur place dans la musique ? » J’essaie de m’imprégner aussi de ça.

© H. Collon/Vues sur Scènes
  • Ne trouves-tu pas que les batteurs américains sont toujours un peu plus « en avance » sur l’instrument que les européens ? Qu’ils apportent souvent une certaine modernité avant vous ?

Je pense que c’est une histoire de culture de la batterie, tout simplement. Aux Etats-Unis, c’est quelque chose de beaucoup plus ancré, beaucoup plus fort. Personnellement, j’aurai du mal à me comparer à Brian Blade, Bill Stewart ou Jeff Watts, mais je pense que ce n’est pas pour autant que l’on n’est pas capable de faire des chouettes disques et de la chouette musique. Il faut dire que là, j’ai parlé de maîtres de l’instrument. Oh, et puis c’est difficile de comparer ! Mais c’est clair que jamais je ne me considérerais comme un Brian Blade français. Pas en terme de niveau… Enfin je ne sais pas… Puisqu’on en parle, c’est peut-être un complexe ! Mais ce n’est pas de la fausse modestie.

- Il y a les maîtres, mais aussi de jeunes Américains qui débarquent avec un niveau impressionnant…

Parce que la tradition est très forte ! Tous les Nasheet Waits, Gregory Hutchinson ou Dafnis Prieto sont évidemment de super-musiciens. En les voyant ou en les écoutant, j’ai la même démarche qu’avec les batteurs installés à Paris. J’essaie toujours d’en retirer quelque chose. C’est ce que j’ai fait dès mes débuts avec André Ceccarelli, qui a été un peu un mentor pour moi.

  • Il reste pour toi un batteur majeur ?

Évidemment ! Au même titre que Jack DeJohnette, Tony Williams et Elvin Jones… En plus, c’est un batteur qui a un son immédiatement reconnaissable. Au bout de trois mesures, on sait que c’est lui. Mais finalement, je n’aime pas trop les compartiments. Car j’adore aussi Daniel Humair, la musicalité d’Aldo Romano, le côté félin de Tony Rabeson…

  • Quel est ton rapport avec les contrebassistes ? Il y a des approches ou des sons que tu préfères ?

Ces derniers temps, j’ai joué beaucoup avec Diego Imbert, Rémi Vignolo, Christophe Wallemmes, Vincent Artaud, Mathias Allamane, Gildas Boclé… Je ne pourrais pas dire que je préfère telle ou telle approche. C’est sûr que Texier ne joue pas comme Vignolo, mais dans le contexte, ça me touche tout autant. Moi j’adore par exemple le trio de Marc Ducret avec Eric Echampard et Bruno Chevillon. On ne peut pas dire que Chevillon joue le rôle conventionnel du bassiste, et pourtant le trio fonctionne admirablement bien. Et d’un autre côté, quand Gilles Naturel joue vraiment le rôle de la basse au sein des groupes dans lesquels il joue, c’est également génial. Et puis j’adore Vincent Artaud aussi parce qu’il compose beaucoup, Gildas Boclé parce qu’il joue de l’archet comme personne, Diego Imbert pour sa culture phénoménale… Mais j’en reviens toujours à cette histoire de contexte et d’humain surtout.

  • Finalement, la liste des gens avec qui tu joues ou a joué est assez impressionnante. Y a t-il d’autres musiciens avec qui tu aimerais monter des projets ?

Pour te répondre franchement, je rêve de continuer à jouer avec les gens avec qui je joue en ce moment. Voilà. Et puis il y aura toujours des rencontres ! À la rentrée, nous allons faire une tournée de dix jours avec Pierrick Pédron, Vincent Artaud et Mulgrew Miller au piano. Ça je pense que ça va être un truc énorme à vivre ! Mais je t’avouerai que tout ce qui m’arrive en ce moment, et pour quelqu’un qui a commencé la batterie dans les Quartiers nord de Marseille, c’est un peu un rêve tout ça…

  • Malgré tous tes enregistrements et engagements, tu arrives encore à travailler ton instrument ?

J’essaie ! Moins que quand je suis sorti de l’école, c’est sûr… Là j’ai eu deux-trois années où je pouvais écouter des disques, faire des relevés, travailler ma technique, ma respiration… Maintenant, je le fais moins, c’est sûr. Mais dès que je peux, j’essaie de retrouver un équilibre entre le travail et les concerts.

  • Qu’est-ce que tu travailles aujourd’hui ?

Eh bien, je me base souvent sur les répertoires que j’ai à jouer. Je prends ça comme point de départ, et je bosse les métriques, l’improvisation, les formes, les couleurs… J’organise mon instrument différemment suivant les répertoires à jouer. Je sais qu’en fonction de ce même répertoire, je dois adapter ma position, ma frappe, mon phrasé… Quand j’ai joué avec Bunky Green (cf Banlieues bleues 2006), j’avais écouté le disque avec Nasheet Waits à la batterie. J’adore vraiment comme il joue et j’ai essayé de m’en rapprocher. C’est une façon de jouer complètement différente de celle que j’ai avec Eric Legnini, elle-même très différente de celle que je peux avoir avec Pierre de Bethmann. Donc j’essaie de me rendre disponible techniquement et mentalement pour pouvoir aborder tous ces contextes de la façon la plus musicale possible.

  • Sur ton disque Tiki, en duo avec le pianiste Pierre-Alain Goualch, tu as pu expérimenter plus de choses ?

On a eu effectivement carte blanche pendant trois jours en studio. Donc là, je me suis amusé ! J’ai scotché des cymbales sur les toms, j’ai gaffé des cymbales, empilé des éléments… J’ai testé plein de choses. L’album a été extrêmement bien reçu par la critique, mais il n’a pas eu beaucoup d’impact parce qu’il est sorti à un moment difficile pour le label qui était en train de changer de distributeur. Mais moi, c’est un album que j’aime vraiment bien.

  • Aucun producteur ne t’a encore proposé de réaliser un album où tu serais leader ?

Ça pourrait se faire… Mais il faudrait que j’aie quelque chose à proposer musicalement. J’ai par exemple écouté le disque de Karl Jannuska. Moi je n’ai pas ce niveau d’écriture ! Si je faisais un projet solo, il faudrait que je trouve un concept, une idée un peu particulière… Je ne sais pas encore.

P. Audoux/Vues sur Scènes
  • Dans cette optique, tu travailles d’autres instruments ?

Un petit peu le piano pour parfois regarder les grilles… Un peu de congas, sans le son, un peu de djembé, sans le son aussi… Donc je fais de la batterie !

  • Dans ton planning, tu donnes également beaucoup de cours et de master-classes. C’est quelque chose qui te plaît ?

Ayant commencé la batterie assez tard et étant issu d’un milieu « scolaire », j’essaie de continuer à aller dans les écoles pour rencontrer des jeunes. Ça occupe 20% de mon temps. Mais j’adore ça. Discuter de la batterie et des batteurs, jouer avec des musiciens de l’école… Je ne veux pas décrocher de ce milieu-là. Parce que j’en viens, et parce que je lui dois beaucoup.