Entretien

Bruno Angelini, cinéaste des sons

Bruno Angelini, photo Christophe Charpenel

Pianiste accompli, Bruno Angelini s’est définitivement affirmé dans de nombreux projets pertinents ces dernières années (Régis Huby, Christophe Marguet, Daniel Erdmann). Adepte d’une musicalité délicate sur les projets qu’il a pu mener dernièrement, il revient aujourd’hui avec un trio plus contrasté qui passe de la plus grande douceur à des emportements bouillonnants. A partir d’une évocation intime des États-Unis et de ses grandes figures, Bruno Angelini construit Transatlantic Roots, un programme d’une beauté brûlante qui ouvre grand le champ des possibles. Au côté du trompettiste Fabrice Martinez et du batteur Eric Echampard, il réalise une musique à la forte portée cinématographique et nous entraîne à sa suite dans un passionnant portrait de l’Amérique.

Bruno Angelini © Christian Taillemite

-Qu’est ce qui vous a intéressé dans l’idée de composer de la musique autour de la culture américaine ?

Ce qui a motivé mon projet, ce sont mes relations très contrastées avec les États-Unis : entre détestation et amour immodéré.
Il y a deux ans, J’ai éprouvé le besoin de solder ce double sentiment en créant un nouveau répertoire consacré à la culture américaine. Cela m’a amené à faire un bilan de ce qui me touche, mais aussi à comprendre pourquoi des déceptions politiques, sociétales ont même fini, parfois, par me détourner un peu, dans ma pratique, d’une musique et d’une culture que j’ai toujours aimées.
Après les avoir identifiées, j’ai choisi de mettre de côté ces déceptions et de célébrer plutôt tout ce qui m’a plu, ému, nourri depuis mon enfance. Outre le plaisir d’évoquer, et peut-être de donner à découvrir, des causes et des êtres merveilleux, cela me permet indirectement de dénoncer aussi ce que je n’aime pas aux États-Unis.

- En tant que jazzman français (et européen), comment se positionne-t-on vis-à-vis de ce pays, berceau de cette musique, dont on connaît autant la grandeur que les nombreuses zones d’ombre ?

En tant que musicien français et européen, j’ai le point de vue suivant : je viens du jazz, que j’aime et dont j’ai appris beaucoup. Je me repose sur ses racines pour vivre ma musique, pour nourrir mes improvisations, les articulations rythmiques que j’utilise… J’observe son évolution et suis admiratif du parcours des grands maîtres, et notamment de Wayne Shorter, le musicien qui a éclairé ma vie de musicien depuis le début. Il y a également Paul Bley, Steve Swallow, Paul Motian et bien d’autres…

Pour autant, j’ai conscience d’être européen, d’être traversé par une grande culture musicale qui commence avec les chants grégoriens et continue avec la musique contemporaine du XXIe siècle. Par honnêteté, j’ai senti que je devais composer avec ces deux cultures afin de trouver ma propre voie. J’ai été encouragé dans ce sens par Kenny Wheeler, avec qui j’ai eu la chance de jouer. Bien qu’il ait été canadien, vivant en Angleterre, je trouve que son art est une merveilleuse synthèse personnelle de musique européenne et américaine.

j’ai toujours visé une grande intensité en cherchant à écrire les deux ou trois notes nécessaires plutôt que de m’exprimer avec vélocité


- Si on compare ce trio aux précédentes formations toutes en douceur et nuances que vous avez dirigées , comment assumez-vous le passage à une approche plus frontale ?

C’est vrai que ces dernières années, j’ai eu besoin de m’engager dans une musique essentiellement poétique, liée à la musique contemporaine ou au jazz européen. Cependant, j’ai toujours visé une grande intensité dans ma musique en cherchant à écrire ou à jouer les deux ou trois notes qui me sont nécessaires plutôt que de m’exprimer avec vélocité. C’est un choix que je creuse depuis longtemps et que je continuerai à développer. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard si j’ai consacré un morceau à Mal Waldron dans Transatlantic Roots

Fabrice Martinez, photo Christophe Charpenel

Cela dit j’aime aussi, et notamment en concert, déployer un jeu plus « physique », jouer pleinement du piano en visant la danse, la transe. J’adore ça en fait. Je pense que le répertoire de Transatlantic Roots se prête idéalement à l’exploration de ces deux « facettes » puisqu’il y est question d’évoquer les États-Unis, et donc leur formidable vitalité, avec le point de vue d’un Européen. C’est pourquoi on alterne souvent dans le disque entre musique acoustique/chambriste et plages plus électriques, énergiques.

- Comment avez-vous réuni le trio ? Sur les musiciens qui le constituent ou par rapport à la musique que vous souhaitiez jouer ?

En écrivant Transatlantic roots, j’avais en tête Fabrice Martinez et Eric Echampard que j’avais rencontrés sur scène peu de temps auparavant. Une première fois au sein de l’O.N.J. d’Olivier Benoit puis lors d’un remplacement dans la quartet de Fabrice, Chut. Ce dernier concert a été décisif pour moi : j’ai su en sortant de scène que j’allais faire appel à ces deux merveilleux musiciens. Ils ont beaucoup de qualités humaines et musicales, ce qui a facilité grandement notre rencontre et notre travail. Nous avons une relation simple, un peu « télépathique », pas besoin de se dire grand-chose pour que ça marche…

- Et puis d’abord, pourquoi un trio ? Et pas un quartet ou un quintet ?

J’aime les petites formations. Elles sont propices à l’écoute, à l’interaction ; elles facilitent les échanges.

- Cette forme est d’ailleurs assez atypique. Que vous apporte-t-elle musicalement ?

J’aime le trio. Il y a un équilibre dans un déséquilibre permanent, je trouve ça palpitant. Il n’y a pas de basse ou contrebasse dans le groupe ; j’adore cet instrument mais dans Transatlantic Roots cela nous permet une souplesse supplémentaire dans l’improvisation : on peut improviser les formes, les « grilles », en fonction de ce qui se passe. Cela nous permet également de contraster plus facilement les phases chambristes et celles où j’utilise un clavier/basse et des effets sur le piano qui nous amènent dans une autre dimension orchestrale.

-Peut-on y voir, en creux, une forme d’autoportrait ?

Il est vrai que j’ai construit ce répertoire sur une base intime, liée à mes goûts, mes émerveillements, mes inquiétudes, mes révoltes.
A travers le choix d’évoquer Mal Waldron, Billie Holiday, Jeanne Lee, Wayne Shorter, Kenny Wheeler, Stevie Wonder, John Cage, etc., il y a là sans doute une partie de mon puzzle/auto-portrait ; ces pièces étant faites de celles et ceux qui m’ont nourri artistiquement.

Concernant les autres, Rosa Parks, Jim Jarmusch, Sitting Bull, Julia Butterfly Hill, Jim Harrison, etc. j’avais juste besoin, je crois, de reprendre conscience de la vitalité de ce pays et notamment de sa formidable contre-culture. Je pense que cela m’a guéri d’un désamour qui s’était progressivement installé ces dernières années.

Eric Echampard, photo Christophe Charpenel

-Pas moins de trois cinéastes (David Lynch, Jim Jarmusch, Spike Lee), deux écrivains des grands espaces (Jack London et Jim Harrison) président à un répertoire composé de huit pièces lyriques. Un sens aigu de la dramaturgie, des atmosphères variées entraînent l’auditeur dans un déroulé qui le tient en haleine avec cohérence de bout en bout. Comment avez-vous travaillé ? Vous saviez où vous voulez aller ou l’écriture vous a guidé ? Parleriez-vous d’une forme d’écriture cinématographique ?

Je pense effectivement que j’ai une écriture de type « cinématographique ». Cela fait pas mal d’années que j’ai besoin de décrire une histoire, des images,des scènes pour écrire de la musique. Je l’ai fait souvent par le passé : Sweet Raws Suite avec Ramón López et Sébastien Texier évoquait un personnage pendant la deuxième guerre mondiale, Leone Alone mon dernier piano solo évoque des scènes des films : Il était une fois la révolution et Le bon la brute et le truand ; La Dernière nuit avec Daniel Erdmann décrit le destin de deux jeunes résistants allemands qui distribuaient des tracs anti Hitler et l’ont payé de leur vie…
Je pense que cela me permet de me renouveler, de choisir des outils compositionnels dédiés à chaque nouveau sujet, de me donner des contraintes positives pour continuer d’évoluer.

-Le magnifique livret forme un tout avec la musique. Où avez-vous trouvé ces photos ? Ont-elles été un support ou sont-elles arrivées une fois le disque enregistré ?

C’est la première fois que j’ai la chance d’avoir un livret si beau, si complet. Il a été fait après la musique, sur la base des personnages ou des causes que j’ai évoqués. C’est Muriel Lefebvre qui a été chargée par Philippe Ghielmetti de chercher des photos, de s’enquérir des droits à payer si nécessaire. Musique, images, peu de commentaires, chacun peut se faire son propre film…

J’en profite pour remercier tous les acteurs du label Vision fugitive qui ont rendu tout cela possible  : Philippe Mouratoglou, Jean-Marc Foltz, Philippe Ghielmetti, Stéphane Oskéritzian, Emmanuel Guibert, Muriel Lefebvre, Gérard de Haro, Nicolas Baillard, Marie-Claude Nouy. Et avant tout Fabrice Martinez et Eric Echampard !