Chronique

Bruno Angelini

Sweet Raws Suite Etcetera

Bruno Angelini (p), Sébastien Texier (as, cl), Ramon Lopez (dm)

Label / Distribution : Abalone / L’Autre Distribution

L’histoire du jazz et des musiques improvisées a toujours été en phase avec les mouvements liés aux revendications sociales et politiques, notamment celles des Africains-Américains. De grands artistes ont conçu et utilisé leur œuvre pour défendre leurs opinions ; on pense notamment aux membres de l’AACM, à Archie Shepp, Max Roach, Charlie Haden et son Liberation Music Orchestra ou encore à l’écrivain Amiri Baraka. L’exercice est pourtant périlleux, qui comporte le risque de tomber dans le dogmatisme, l’excès de narration, voire l’absence de construction artistique au profit du discours politique. D’ailleurs, aujourd’hui encore de nombreux créateurs répugnent à traduire une forme ou une autre d’engagement dans leur art - à croire qu’ils ne souhaitent pas confondre création et politique.

Pourtant, plus que jamais les espaces d’expression devraient dénoncer les dérives inquiétantes ou promouvoir des idées insuffisamment défendues. C’est ce que fait aujourd’hui Bruno Angelini avec Sweet Raws Suite Etcetera. Un titre qui renvoie à son illustre aîné Max Roach et au légendaire We Insist ! Freedom Now Suite, avec notamment Abbey Lincoln, Coleman Hawkins ou Booker Little. Pour cette aventure [1], le pianiste a fait appel à deux compagnons de route [2] : Sébastien Texier et Ramon Lopez. Le premier perpétue ainsi l’infaillible engagement de son père Henri [3] et la discographie du batteur espagnol comporte des disques très engagés [4].

Cet album retrace la vie d’un personnage imaginaire, Raws (anagramme de « Wars » – « guerres » en anglais) dont on suit le parcours au fil de neuf morceaux composés par Angelini. [5] Le trio nous invite à un voyage allant de la Seconde Guerre mondiale aux premières années de ce XXIè siècle naissant, voyage au cours duquel Raws s’engagera pour défendre ses idéaux, entre moments de bonheur et de désenchantement face à l’évolution du monde.

Tout commence par une chanson (« Sweet Raws Song ») qui fleure bon l’avant-guerre : même lyrisme à fleur de peau nimbé d’inconscience joyeuse. Puis viennent les tumultueuses prémices de la Seconde Guerre mondiale dans une vieille Europe qui a du mal à sortir de sa torpeur et c’est « Sweet Raws And Mister Wars Are In A Boat », avec son décalage entre un saxophone belliqueux et un piano naïvement serein, presque désinvolte. Puis, enfin, la guerre elle-même qui, inéluctable, embrasera le continent et bientôt la planète : « Wars » l’évoque par les fulgurances d’un free jazz aux allures de troupes en marche sous les bombardements (grandiose Ramon Lopez). Après le chaos naît la prise de conscience des horreurs dont l’être humain est capable ; Raws est affligé, perdu dans ce monde qui ne sera plus jamais le même (« Faded Raws », tout en magnifique mélancolie).

Les décennies suivantes s’enchaînent entre volonté de changer la société (« He Has A Dream », en écho au discours de Martin Luther King) et les nouvelles dérives - économiques cette fois - illustrées par « Neo-Capitalism : Happy Tomorrows For Raws ? » puis « Opulence And Starvation ». En trois pièces, le trio transcrit superbement l’emballement de la société de consommation – l’introduction d’« Opulence And Starvation » est, à ce titre, un exemple de musique figurative. L’auditeur passe d’une société où tout semble possible car le pire est derrière elle, et où le progrès est susceptible tout changer, à un système qui offre l’abondance mais voit apparaître de nouvelles formes d’esclavage.

Si ce disque est réussi, c’est que les membres du trio ont su « jouer » ces faits historiques sans se montrer trop illustratifs. Le talent dont ils font preuve ici pour manier l’improvisation, associer leurs lignes personnelles comme autant de pensées nourrissant un discours, et pour enchaîner free tumultueux et rythmes marqués, est exceptionnel. Voir les trois morceaux centraux, qui évoquent bien les tiraillements intérieurs du personnage et la question du choix des idéaux à travers les tensions et échanges entre musiciens. Cette complexité des voix fait toute la crédibilité du propos et donne vie à Raws en exprimant ses conflits loin de tout manichéisme. « Resist, Raws ! Resist ! » vient en forme d’aboutissement logique, puisque la résistance est survie dans un monde où l’incertitude est la seule certitude. Tout se terminera également en chansons, mais elle semble bien loin, la « Sweet Raws Song » inaugurale…

Angelini fait ici œuvre de musicien citoyen ouvert au monde, dont la musique est au service de la conscience politique. Son disque-manifeste emploie l’improvisation comme arme de dénonciation massive, avec pour munitions la beauté des phrases, des rythmes et des timbres. Ça grouille, ça vibre, c’est beau et empreint d’enthousiasme. Bref, ça vit. Cette « biographie » prouve magistralement que la musique peut véhiculer des idées, surtout aux mains d’aussi grands musiciens : de part et d’autre, la subtilité du jeu, la vaste palette de couleurs et l’écoute réciproque, omniprésente, en font une œuvre majeure.

par Julien Gros-Burdet // Publié le 25 octobre 2010

[1Concrétisée grâce au soutien de la ville de Sevran, qui a accueilli le trio pour une résidence et le concert dont est issu le disque.

[2Cf. Bruno Angelini/Ramon Lopez/Joe Fonda, New York Sessions [Sans bruit] ; Silent Cascade [Konnex], et bien sûr le quartet « Résistance poétique » de Christophe Marguet.

[3On se souvient par exemple d’Alerte à l’eau ou de Holy Lola, auxquels il participait déjà.

[4Cf. Ramon Lopez quartet, Songs of the Civil Spanish War [Leo Records] ; le récent Valencia du Ramon Lopez « Freedom Now Sextet », etc.

[5Lopez co-signe « He Has A Dream ».