Sur la platine

Craig Taborn, l’un dans les autres

Petit tour d’horizon d’une discographie d’importance.


Longtemps recherché comme sideman de luxe pour sa capacité à se fondre dans de nombreuses esthétiques, notamment les plus ardues, l’américain Craig Taborn est désormais l’une des grandes voix du langage pianistique et plus généralement du jazz. Pas uniquement, d’ailleurs, puisque les territoires qu’il explore, chez les autres comme pour lui, s’étendent bien au-delà. Sa force créatrice l’emmène toujours plus loin dans sa pratique de la musique, comme en témoigne son nouveau solo paru chez ECM. Petit tour d’horizon d’une discographie numériquement importante et qualitativement d’importance.

Si sa participation au quartet de James Carter lui sert de porte d’entrée dans le monde des musiciens à suivre dès le début des années 90, Craig Taborn, né en 1970 à Detroit, n’a jamais cherché à mener prioritairement une carrière de soliste. Préférant depuis toujours l’expérimentation sur des registres variés et en tout sens, c’est avant tout un esprit curieux doublé d’une sensibilité unique qui aime se confronter aux autres.

À l’aise sur tous types de claviers, il joue aussi bien du piano acoustique, de l’orgue (Fender ou Hammond) ou encore des synthétiseurs qu’il approche en authentique défricheur. Dès cette fin de siècle durant laquelle il finit de se former et au tournant de celui-ci, il enregistre deux disques brûlants avec le trio de Susie Ibarra (Radiance pour Hopscotch Records en 1999 et Songbird pour Tzadik en 2002) et se retrouve également dans le quartet du violoniste Mat Maneri qui défend un jazz vindicatif et mordant (Blue Deco, en 2000, pour Thirsty Ear) .

Au tournant des années 2000, il travaille ensuite avec Tim Berne. On le retrouve en 2001 dans The Shell Game en trio avec Tom Rainey ou encore sur Science Friction en 2002 avec le même trio plus Marc Ducret. Il utilise des sonorités aussi inquiétantes que fascinantes et habite les sinueuses et denses compositions dont Berne a le secret. En 2005, on peut également l’entendre dans Hardcell.

Durant ces années-là, il participe au Transatlantic Art Ensemble, orchestre éphémère réunissant des musiciens improvisateurs américains et européens qui se met au service de la musique de Roscoe Mitchell (2007) et Evan Parker (2008, les deux disques sont sortis chez ECM). La musique flirte avec les formes les plus ouvertes et l’écriture contemporaine. Dans un braquet radical dont il a le secret, il participe au quartet de Chris Potter sur le disque Underground et bouscule avec justesse le son soulful du saxophoniste. Il reste plusieurs années à ses côtés et joue aujourd’hui encore avec lui.

Ponctuellement en 2010, il participe à une rencontre ouverte avec Louis Sclavis et Tom Rainey encore. L’Eldorado Trio s’engage dans des parties où la vitesse, l’exubérance et une recherche de l’entrechoc s’épanouissent dans une jubilation permanente. Sur ces terrains de l’inouï, de manière plus creusée toutefois, son travail auprès de la saxophoniste Lotte Anker et du batteur Gerald Cleaver donne lieu à trois disques (Triptych, 2005 Live At The Loft et Floating Island, les deux en 2009) pour une approche où les effets de masse, d’aplats, de mouvement sont longuement travaillés.

En 2013, le voilà, à nouveau, dans une dimension plus proprement jazzistique au côté de Dave Holland dans son disque Prism avec Kevin Eubanks et Eric Harland. Preuve une nouvelle fois, s’il en était besoin, de sa capacité à jongler avec les genres, il sait séduire n’importe quelle génération et répondre aux attentes des musiciens les plus confirmés en restant une force de proposition hors du commun par son jeu généreux qui se met toujours au service du projet sans jamais l’écraser.

En 2017, il sort un duo avec Mats Gustafsson sur Clean Feed. La musique est forcément sans concession, et va chercher profondément au cœur de la puissance du son brut. Rebonds, claquements et effets de saturation sont au rendez-vous. 2018, enfin, il participe à un autre duo pour le label Pyroclastic Records avec la pianiste Kris Davis sur Octopus. Œuvre purement et magistralement pianistique, comme son nom l’indique, elle donne l’impression d’une entité à quatre mains qui arpentent deux claviers. Les timbres savants et la recherche d’une dynamique alimentent ce disque où l’on perçoit une connaissance encyclopédique de l’instrument.

Avec bien sûr des sensibilités différentes, plus évanescentes et fluides, la même année, la rencontre avec le pianiste Vijay Iyer est aussi un moment important dans la production discographique de Taborn. Pour finir, on ne peut pas ne pas citer sa participation au quartet de Steve Lehman, sur le disque The People I love auquel il apporte l’intelligence de son jeu et l’assise puissante qui est la sienne.

Ces nombreuses participations n’ont toutefois pas entravé le désir de créer une musique personnelle. En 1994 et 2013, il enregistre trois disques en trio. Le premier, en 1994, au côté de Jaribu Tahib et Tani Tabbal, le second, Light Made Lighter, en 2001 avec Gerald Cleaver et Chris Lightcap puis Chants, en 2013 chez ECM, avec Thomas Morgan et toujours Cleaver (avec qui il collabore depuis trente ans). Sur ce dernier, il affirme une musicalité mesurée quoique toujours algébrique. Les structures sont souvent axées sur ce qui est une de ses marques de fabrique : l’itération. Longues répétitions de motifs qui produisent des effets hypnotiques, il peut aussi se laisser aller à des états de contemplation dans une proximité et un interplay permanents avec ses partenaires.

Plus original, plus éloigné du strict monde du jazz, il propose deux disques (en 2004 puis 2020) avec sa formation Junk Magic. Compass Confusion réunit Dave King, Mat Maneri, Chris Speed et Erik Fratzke. Il invente une musique électronique et acoustique improvisée entièrement axée sur les claviers. Travail sur la texture, longues plages étranges et sonorités instables permettent d’échafauder des structures inattendues qui en font la valeur.

Sorti pourtant trois ans avant, en 2017, Daylight Ghosts est un quartet où l’on retrouve Chris Speed, Dave King et le bassiste Chris Lightcap. Sans doute le disque de Taborn le plus équilibré, qui constitue une synthèse de son travail. Entre acoustique et électronique, entre un jazz de création, subtilement cérébral et une musique charnelle non dénuée d’une part mélodique accrocheuse, ce disque peut constituer une jolie porte d’entrée à qui veut découvrir l’univers du pianiste.

Enfin, en creux depuis de nombreuses années, particulièrement en concert, Craig Taborn approche la pratique du solo avec une obstination qui pourrait être un des enjeux majeurs le concernant dans les années à venir. Les personnes l’ayant vu sur scène dans cet exercice peuvent témoigner de l’expérience quasi physique dans laquelle elle plonge l’auditeur et de sa volonté quasi démiurgique de construire une cathédrale de son à la puissance subjuguante.

Pour autant, à l’heure actuelle, seuls deux disques rendent compte de cela. Le premier en 2011, Avenging Angel, est d’une beauté rentrée, tour à tour arithmétique et sensible. C’est toutefois sa dernière production en date qui rend pleinement justice à ce qu’il peut produire sur scène. Enregistré d’ailleurs en live, Shadow Plays est entièrement improvisé en longues plages au cours desquelles il démontre une maturité dans cette pratique qui laisse présager une carrière, pourtant déjà dense, riche de nouvelles potentialités.