Entretien

Gábor Gadó

Rencontre avec un des grands noms du jazz européen.

Gábor Gadó est certainement le personnage central de ce dossier Hongrie, et l’interviewer répondait à une nécessité. Celui qui dans le milieu des années 90 est arrivé en France, à une époque où le rideau de fer laissait passer les musiques de marges, a attiré l’attention des amateurs de jazz et a tissé des liens avec de nombreux musiciens français.
Après plusieurs années de retrait discographique, toujours entre Budapest et Lyon, le guitariste revient avec Veil And Quintessence un bijou en duo avec le trompettiste belge Laurent Blondiau. Sa parole est comme son jeu, reconnaissable immédiatement : franche, persistante, intelligente et claire ; le regard qu’il porte sur la musique hongroise et européenne est fort et puissant.

- Gábor, pouvez-vous vous présenter ?

Je suis né en 1957 à Pécs, une ville du Sud de la Hongrie. J’ai été scolarisé dans une école spécialisée pour la musique, qui prodiguait une éducation musicale intensive suivant les principes de la méthode Kodaly [1]. A l’époque j’apprenais le violon, mais à 15 ans on m’a donné ma première guitare, et je me suis inscrit en guitare classique au conservatoire. Parallèlement, j’ai commencé à jouer dans des orchestres locaux de « beat » (nous sommes en 1972 !), de mariages et de bals, en obtenant une dérogation pour pouvoir passer avant l’âge de la majorité l’examen obligatoire à l’époque pour pouvoir se produire en public : le certification du Centre National des Industries de Divertissement.

De 15 ans à 23 ans j’ai donc joué comme musicien « agréé » par ce Centre National. A l’époque nous avons créé avec des amis le premier ensemble de jazz de notre ville, et nous avons pu participer à des festivals de jazz organisés par la Radio Hongroise (la radio nationale). Finalement, en 1980, je suis entré à la Section Jazz du Conservatoire Béla Bartók de Budapest. Pendant ces années d’étude j’ai joué dans divers groupes « professionnels » de jazz de l’époque, qui faisaient des tournées en Hongrie et à l’étranger, principalement organisées par la Radio hongroise parce que celle-ci avait développé un réseau exceptionnel avec les différents festivals européens par l’intermédiaire de l’European Broadcasting Union (EBU) (Organisation des radios européennes). De mon côté j’avais fondé différents groupes, parce qu’à l’époque la composition a commencé à devenir très importante pour moi, et exigeait sa propre forme. En 1995, avec mon épouse française, nous avons décidé de nous installer en France. Depuis lors, je vis et je travaille entre les deux pays.

Gábor Gadó (© BMC)

- Vous vous partagez entre la France et la Hongrie ; qu’est-ce qui vous attache à ses deux pays ?

En premier lieu mes collègues, les musiciens. J’aime beaucoup habiter en Hongrie, mais presque tous ceux qui sont importants pour moi professionnellement vivent plutôt ici, en France, en Belgique, etc. Il serait difficile d’entretenir ces liens professionnels depuis la Hongrie

- Vous avez été très tôt lié à des musiciens français, coalisés autour du label Yolk. Comment les avez-vous rencontrés ? Quels sont vos goûts et vos histoires communes ?

Quand je me suis installé en France, je n’y étais jamais venu, je ne connaissais personne ; j’ai donc commencé par m’intéresser aux artistes. J’ai suivi la méthode la plus simple, je suis allé dans les clubs et j’ai écouté les musiciens. J’ai beaucoup aimé le trio de Matthieu Donarier, qui jouait justement aux Sept Lézards, et à la fin du concert je me suis présenté, je lui ai donné un disque enregistré chez BMC avec des musiciens hongrois, et quelques jours plus tard nous avons commencé à répéter avec le batteur Joe Quitzke. Mathieu a également amené Sébastien Boisseau, et c’est comme ça que s’est créé le Quartet avec lequel nous avons travaillé pendant une dizaine d’années. Sébastien de son côté avait participé à la création de Yolk à Nantes, c’est par lui que j’ai rencontré ce groupe. J’ai travaillé avec eux, par exemple nous avons enregistré plusieurs disques avec Alban Darche (mais chez BMC) avec qui nous nous sommes toujours bien compris.

Gábor Gadó & Sébastien Boisseau (© Palotai Misi)

- Dans toutes vos œuvres, vous avez toujours évoqué la musique classique et contemporaine. Quels sont vos influences majeures ?

Depuis mon enfance la musique classique exerce une grande influence sur moi, c’est le milieu dans lequel j’ai grandi. Consciemment je pensais, et je pense encore aujourd’hui, que les gens doivent se rattacher à une tradition profonde, pour que leur propre culture puisse se développer en eux dans toute sa complexité. Pour moi c’était le terrain nourricier (comme la musique populaire et la musique africaine pour un musicien tel que Mihály Dresch). Par ailleurs, j’ai été aussi presque emporté par la musique et la littérature inspirée du messianisme orthodoxe russe (surtout Chostakovitch, Schnittke, Dostoïevski, Galina Oustvolskaïa).

- Dans Veil and Quintessence, l’échange avec Laurent Blondiau est souvent proche de la musique baroque. Est-ce une composante importante de votre musique ?

Ce dialogue est né tout à fait spontanément, de manière tout à fait inattendue pour moi, nous n’avons jamais parlé entre nous ni du baroque, ni d’autres fragments « historiques ». En général aucune approche intellectuelle, discursive de la musique ne joue de rôle entre nous. Est-ce que la musique baroque joue un rôle important pour moi ? Dans la mesure où, comme il est courant de le dire, Bach est le sommet de la musique européenne, je m’y suis intéressé moi aussi, et lentement je l’ai assimilée, mais je n’ai jamais pensé que, de manière directe, il fallait utiliser ce style. Il s’agit plutôt d’une manière intuitive, qui vient comme elle vient.

les gens doivent se rattacher à une tradition profonde, pour que leur propre culture puisse se développer en eux dans toute sa complexité.

- Comment expliquer la profusion de musiciens hongrois virtuoses ?

Il n’existe pas réellement d’école hongroise de la virtuosité, cette image vient peut-être plutôt de l’admiration qu’ont inspiré Liszt et la formation construite sur son héritage. Par ailleurs chez nous il existait une tradition très forte de musique tzigane très virtuose, et lorsque les orchestres tziganes ont progressivement cessé d’exister, les jeunes musiciens tziganes se sont tournés vers les pratiques classiques et jazz, c’est comme ça que ce genre de virtuosité a irrigué ces territoires.

- Vous avez grandi dans un pays sous la tutelle de l’URSS, la situation politique de la Hongrie aujourd’hui est également délétère… Comment les musiciens parviennent à résister ?

A ce que je vois, les musiciens hongrois ne résistent pas en général, ils acceptent tout ce qui arrive autour d’eux. Ils n’ont pas vraiment de vision de l’avenir, tout le monde vit au jour le jour, gagne sa vie en enseignant et en jouant de la variété, et pourtant les choses continuent quand même à fonctionner. N’est-ce pas étonnant ?

- Est-ce ce qui explique la vivacité et la créativité de la scène magyare ?

Je pense qu’il y a une vraie vitalité, il y a beaucoup de lieux de concert, les festivals sont très actifs, mais depuis ces dernières années Budapest est devenue une sorte de « capitale de la fête », ce qui la pousse vers le divertissement de masse, et contraint la mentalité artistique en général parce que les salles sont très orientées vers le profit. Remplir les salles est le critère essentiel, tant pour les petites salles que pour les grands centres (l’Opéra, le Palais des Arts, etc). En plus de ça, les grandes productions hollywoodiennes font enregistrer la plus grande partie de leurs musiques de film à Budapest, ce qui « aspire » la crème des meilleurs musiciens classiques hongrois, tout le monde s’efforce d’accéder à ce marché pour pouvoir payer sa maison, en revanche la culture en fait les frais, car il ne reste pas d’énergie pour les choses importantes.

- Votre son de guitare est reconnaissable entre tous, c’est votre voix. Comment l’avez-vous cultivé ?

Je n’y ai pas beaucoup travaillé de manière consciente. D’après mon expérience, on pourrait faire comprendre le processus de la manière suivante : le son vient de l’écoute intérieure, l’écoute intérieure vient du goût, le goût lui-même vient du point de vue, c’est-à-dire qu’en définitive le « son » est la production complexe de tous ces éléments : point de vue, goût, écoute intérieure (par « point de vue » je comprends la vision de soi-même et du monde : ce n’est pas un terme musical, non plus que le goût, naturellement). A cela je dois ajouter que je n’aime pas le son d’attaque directe, qui est caractéristique de la guitare, j’essaie à tout prix de l’éviter.

- Les guitaristes de jazz hongrois sont nombreux dans l’histoire, et même aujourd’hui. Comment l’expliquer ? Quel est celui dont vous vous sentez le plus proche ?

J’aime beaucoup la manière dont les autres guitaristes jouent de manière complètement différente des choses complètement différentes sur cet instrument. J’ai beaucoup de plaisir à les écouter, mais je ne suis pas vraiment proche d’un guitariste hongrois en particulier, précisément à cause de cette différence de point de départ. Eux aussi le savent.

Gábor Gadó (© Frederik Froument)

- Depuis quelques années, vous favorisez les petites formes, voire les relations duelles. Vous reverra-t-on avec des orchestres plus larges, comme pour Lung-Gom-Pa ou le magnifique Opera Budapest ?

Il ne s’agit pas d’une question artistique, mais d’un problème beaucoup plus profane. Les conditions que peut actuellement offrir BMC, ma maison de disques, sont beaucoup plus limitées que par le passé. En deux ou trois jours il ne serait pas possible d’enregistrer les disques que vous citez. Sans parler du fait que pour ces enregistrements, il faut solliciter des musiciens classiques qui ne sont pas des amis proches, c’est-à-dire qu’il faut les payer, et au total cela représente un budget qui n’est plus disponible actuellement.

Mon exigence de qualité est restée inchangée, c’est pourquoi le travail consiste à atteindre ce niveau même en duo, ce qui est incroyablement plus difficile que de réfléchir avec une orchestration plus large (il est toujours beaucoup plus facile de développer que de réduire). Naturellement j’aimerais travailler parfois en grand format, j’espère en avoir encore l’occasion.

- Quels sont vos projets à venir ?

Les formations avec lesquelles je travaille actuellement sont les suivantes :
Laurent Blondiau, Gadó Gábor Quartet : Laurent Blondiau (trompette), Gadó Gábor (guitare) Sébastien Boisseau (basse) et Samuel Ber (batterie). Il y a un autre quartet qui commence maintenant, avec Laurent Blondiau (trompette) Ben Sluys (saxophone) Michel Massot (trombone, tuba) et moi. En trio, on retrouve Boisseau et Blondiau avec qui je joue en duo. Avec Sébastien Boisseau, j’ai également un trio avec Will Guthrie (batterie). On ajoutera un trio avec Christophe Lincontang (basse) et Andy Baron (batterie).

En Hongrie je travaille avec deux très belles formations : en quintet avec Christophe Bacsó et János Ávéd (saxophone) Balázs Horváth (basse) László Csízi (batterie) et moi. En trio, je joue avec Balázs Horváth (basse) et András Halmos (batterie)

par Franpi Barriaux // Publié le 20 janvier 2019

[1Méthode d’apprentissage du solfège et du chant inventé par le compositeur hongrois, NDLR.