Entretien

Sébastien Boisseau

Un entretien autour de Gábor Gadó, le label BMC et la scène Hongroise.

Photo © Gérard Boisnel

Le contrebassiste Sébastien Boisseau - certainement le musicien français le plus impliqué avec la scène hongroise - collabore depuis de nombreuses années avec le guitariste Gábor Gadó et le label BMC. Au côté de Matthieu Donarier et Joe Quitzke, il est, avec Christophe Monniot également, curieux de ces rencontres trans-européennes qui enrichissent en permanence son langage musical. Faisant fi des replis nationalistes, envisageant les rencontres et les croisements comme une utopie artistique concrète, il revient pour Citizen Jazz sur cette collaboration au long cours.

Sébastien Boisseau, photo Fabrice Journo

- Quel est votre premier enregistrement pour BMC Records ?
Il doit s’agir de l’album de Gábor Gadó Homeward avec Gábor Winand, Matthieu Donarier et Joe Quitzke, sorti en 2001.

- A ce jour, à combien d’enregistrements avez-vous participé pour ce label ?
J’ai dû recompter : à ce jour dix-neuf… !!

- Comment s’est faite la rencontre entre BMC et la scène française ?

Il me semble que Gábor Gadó en a été le principal artisan. En s’installant à Paris, il a sondé la scène et les musiciens qui correspondaient à sa musique. Son choix s’est porté sur Matthieu Donarier qui le premier est parti à Budapest pour enregistrer avec Gábor l’album Greetings from the Angel pour BMC en 2000.

A son retour, Matthieu a organisé la rencontre entre Gábor, Joe Quitzke et moi. A partir de cet instant le quartet a réalisé une dizaine d’albums pour BMC sur la musique de Gábor, dans des formats assez variés. Nous avons forcément tissé des liens avec d’autres musiciens hongrois et avec l’équipe de BMC, de qui nous sommes très proches.

Il faut se rendre compte que Gábor Gadó est en Hongrie un musicien aussi connu que Michel Portal ici. Son arrivée en France a attiré l’attention sur le jazz contemporain hongrois et sur BMC. Avec Matthieu et Joe, nous avons joué un rôle d’ambassadeurs auprès des journalistes, des diffuseurs, des musiciens, des distributeurs parfois, pour expliquer à quel point le travail de BMC était essentiel.

Dans un premier temps, le label a donc, d’abord, suivi la voie que traçait Gábor ici, puis d’autres connexions sont apparues. Alors qu’au départ, elles étaient quasi exclusivement axées sur des rencontres entre musiciens hongrois et français, elles sont aujourd’hui très européennes et même, de plus en plus, tournées vers l’Amérique du Nord.

Gábor Gadó et Sébastien Boisseau, photo Simon Barreau

- Comment expliquez-vous cette affinité musicale qui vous relie à Gábor Gadó ?

Comme je le disais, c’est Matthieu Donarier qui nous a présentés à Paris en 2000. Merci à lui ! Nos sons se sont mélangés instantanément. Les premières années, à cause du barrage de la langue, la communication verbale était réduite. Tout est passé par la musique, les regards, parfois les conflits. On a très vite compris qu’on était en face d’une personnalité extrêmement singulière totalement tournée vers la quête d’un absolu musical, philosophique et spirituel. Gábor est, à mes yeux, un musicien et un homme d’exception.

Qui peut, avec une guitare électrique et une pédale de volume, vous plonger dans un maelström où Bach, Eötvös, Bartok, Schnittke, Mahler, Kenny Wheeler, Ligeti, Frisell, Motian, Dewey Redman s’entrechoquent et vous inondent complètement ? Dommage que le monde tourne à l’envers et qu’on l’entende si peu en France. Mais je reste optimiste. Rares sont ceux qui privilégient le goût de l’aventure sonore, le respect, l’admiration, la respiration musicale, la confiance, la fidélité, la musique comme refuge face à la trivialité et la stupidité de notre époque, la priorité à l’œuvre et à son véhicule (le groupe) plus que sa propre carrière… Je crois qu’on partage ça depuis le début. On se cherchait sans le savoir, par chance on s’est trouvé.

- Parlez-nous également de votre travail avec lui et Alban Darche ?

Cette fois-ci, c’est moi qui ai provoqué la rencontre. Je trouve ces deux compositeurs fascinants et ils étaient curieux l’un de l’autre. Je savais qu’Alban Darche avait dans ses cartons de la musique pour quatuor à cordes. Stringed a donc été le premier album en trio avec le quatuor RTQ de Budapest en 2004. Alban a ensuite composé Trumpet Kingdom en 2008, pour le même trio avec Gábor et trois trompettes de différents pays européens : Eric Vloeimans (NL), Geoffroy Tamisier (F) et Laurent Blondiau (B) (les deux derniers étant par ailleurs déjà présents dans le Gros Cube d’Alban). Sylvain Rifflet est aussi présent sur ce disque. Enfin nous avons enregistré un live qui s’appelle Budapest Concerts en 2010 sur lequel nous composons tous les trois. J’espère que l’avenir nous offrira d’autres occasions…

- Quels sont les musiciens hongrois avec lesquels vous travaillez ou avez travaillé le plus régulièrement ?

Gábor Gadó est le seul musicien avec lequel je travaille régulièrement depuis bientôt 20 ans. J’ai eu également le plaisir de jouer avec Gábor Winand, Kálmán Oláh, Mihaly Dresch, Zoltan Lantos, Miklós Lukács, Elemér Balász, Tamara Mozes, Kristóf Bacsó, Bela Szakci Lakatos, et d’autres musicien.n.e.s croisé.e.s pour des concerts ou des sessions d’enregistrement.

Gábor Gadó et Sébastien Boisseau, photo Simon Barreau

- Voyez-vous des caractéristiques propres aux musiciens hongrois ?

Il y a une manière d’apprendre qui me semble différente, et une place encore très importante pour la musique de tradition orale. Il n’est pas rare de rencontrer des musiciens complètement à l’aise dans différents répertoires classiques, contemporains, jazz ou traditionnels… Cela donne de très bons musiciens avec des racines très solides.

- MKMB compte des musiciens français et allemands. Comment le label choisit-il de défendre telle musique plutôt qu’une autre ?

C’est vrai qu’avec Joachim Kühn, le trio Rooms ou le Trans Europe Express il y a eu une large ouverture sur l’Allemagne mais BMC se focalise, avant tout, sur des musiques aventureuses et créatives. Le label ne se soucie plus des nationalités, même s’il laisse une place importante à la scène créative hongroise. Les racines sont généralement ancrées dans le jazz, bien sûr, mais peuvent aussi puiser du côté de la musique contemporaine, du traitement électronique, d’une forme néo-classique ou d’un mélange d’une ou plusieurs de ces composantes. Le plus souvent, vous êtes invités à venir jouer en concert chez BMC avant de prendre un engagement pour le label.

- Hans Lüdemann, pianiste, est allemand. Dejan Terzic, batteur, est bosniaque. Vous vous retrouvez ensemble sur plusieurs disques au catalogue de BMC. Par-delà les nationalités, que trouvez-vous là-bas que vous ne pouvez pas faire ailleurs ?

Dans cette maison se croisent le classique, le jazz, la musique contemporaine, la musique traditionnelle et des passerelles existent. C’est un carrefour pour ces musiques, et un endroit où l’on peut se faire une idée de cette actualité musicale à l’échelle d’un pays. C’est très rare. Malgré les difficultés liées aux conjonctures économiques et politiques, le label continue de se développer et l’outil progresse tout le temps. La fidélité aux artistes et à leur direction sur plusieurs années est aussi remarquable. Je ne vois pas BMC comme une entreprise qui sélectionne des produits à potentiel commercial, mais comme une maison accueillante dédiée à la création et aux artistes qui cherchent de nouvelles voies. Le label cherche sans cesse les moyens de rendre possible l’édition phonographique témoignant de ces rencontres artistiques.

- Parlez nous du lieu Budapest Music Center. C’est aussi un pôle culturel.

Quel chemin parcouru ! Nous avons fait notre premier voyage à Budapest en voiture pour aller enregistrer avec Gábor. Au début nous changions souvent de studio, nous dormions à droite, à gauche. Bref, c’était un peu roots mais très excitant. Aujourd’hui BMC c’est un espace unique en Europe, en plein centre de Budapest. Un ancien marché couvert en vieilles pierres, totalement rénové sur cinq niveaux. László Göz tromboniste, fondateur et directeur de BMC, en est l’architecte (au sens figuré car c’est sa fille qui a dessiné les plans). Il en est aussi le propriétaire. Tout est pensé pour la musique et pour la rencontre entre le public, les artistes et les œuvres. Il y a plusieurs salles de concert (un club, une grand salle, des salles plus intimes), une bibliothèque musicale avec les partitions de nombreux compositeurs, un bar restaurant ouvert non-stop, les bureaux du label, la fondation Eötvös, une quinzaine de chambres pour accueillir les artistes, des studios de mixage reliés aux différentes salles du bâtiment.

Sébastien Boisseau, photo Fabrice Journo

Göz parlait de ce lieu depuis le début des années 2000, le projet a été maintes fois repoussé faute de financement, on n’y croyait plus, et voilà qu’on rêverait de voir d’autres BMC ailleurs en Europe ! Rendez-vous compte, une activité 363 jours par an, des concerts tous les soirs, des conférences en présence d’illustres compositeurs, des disques en cours de mixage, d’autres en cours d’enregistrement, des stages de composition, des rencontres internationales de chœur… Là-bas c’est 24h sur 24.

Et pour financer tout ça, une sorte d’économie mixte public-privé, le restaurant où certaines salles sont parfois privatisées pour des entreprises ou des chaînes de télé. Mais il est toujours possible d’aller travailler sur un piano quelque part, même à 3h du matin…

- Enfin, avez-vous noté des conséquences particulières de la situation politique hongroise sur la scène musicale actuelle ?

Même si j’ai effectivement passé beaucoup de temps en Hongrie ou plutôt chez BMC, il est difficile de répondre à cette question. Il est certain que la culture et les arts ne font pas partie des priorités actuelles et que, de ce fait, les budgets se resserrent tout le temps. Les concerts hors de BMC sont très rares alors qu’avant nous jouions dans de nombreuses salles. Comme partout en Europe, le mélange, l’ouverture, l’écoute, l’accueil, la solidarité, l’humanisme sont malmenés au profit du repli sur soi, de la peur de l’étranger, de la consommation et de l’individualisme. BMC, son musicien de patron et sa formidable équipe, restent, eux, dans une vision à la hauteur des enjeux humains et artistiques. Les conditions sont de plus en plus tendues mais les portes sont toujours ouvertes pour la scène hongroise, et pour la scène étrangère à longueur d’année.