Chronique

Henri Texier

Heteroklite Lockdown

Sébastien Texier (as), Henri Texier (b), Gautier Garrigue (dms).

Label / Distribution : Label Bleu

On commence à mesurer l’impact de la pandémie actuelle sur la production discographique. Nombreux sont, en effet, les albums imaginés et enregistrés pendant ou après les différentes périodes de confinement que nous avons tous traversées. Pour n’être pas reconnue comme essentielle par la bureaucratie comptable et les autorités sanitaires, la musique (de même que toute forme de création) n’en est pas moins une nécessité vitale pour les artistes eux-mêmes et un puissant appel d’air pour leurs publics.

Henri Texier nous en administre une preuve supplémentaire avec Heteroklite Lockdown, un album qui, comme son titre le suggère, est d’une certaine façon l’enfant du long isolement du printemps 2020 [1]. Il se trouve qu’à cette époque, le contrebassiste était confiné chez lui, quelque part à la campagne en région parisienne, tout près de son saxophoniste de fils Sébastien Texier, par ailleurs membre de ses différentes formations depuis environ 25 ans maintenant. Tous deux ont décidé de « mettre à profit » le confinement pour travailler ensemble, sans forcément penser d’emblée à un enregistrement. Juste pour continuer à faire vibrer la corde de cette musique qui les habite et qui est leur raison de vivre, sans pression particulière : « Au départ, c’était juste ça : un geste de survie un peu instinctif, une réponse directe et spontanée à la nécessité où l’on se trouvait de ne pas laisser la musique s’échapper ! ».

Au fil des heures et des séances ont surgi des standards ou de vieux thèmes qu’ils n’avaient pas joués depuis longtemps. Surtout, cet échange au départ sans finalité inscrite dans le marbre est devenu acte de création. Père et fils ont fait le tri dans la matière ainsi accumulée et ont choisi, pour le mener à bien, de se tourner vers la formule du trio en s’adjoignant les services de Gautier Garrigue, batteur d’Henri Texier depuis 2016. L’aboutissement de tout ce travail prendra la forme d’un enregistrement live, sans public, sur la scène du Triton. Les standards (« Round About Midnight », « What Is This Thing Called Love », « Besame Mucho ») sont bien inscrits au programme de l’album, ces standards finalement assez rares dans la discographie récente du contrebassiste puisqu’il faut remonter à 2009 et l’album Love Song Reflections pour en retrouver. Reprenant l’idée qui prévalait sur l’album Sand Woman en 2018, le trio réinjecte deux anciennes compositions d’Henri Texier (« Fertile Danse », « Izlaz ») et pour faire bonne mesure, trois inédits sont proposés, chaque musicien étant venu avec un thème original qui se fond tout naturellement dans l’ensemble.

Au bout du compte, Heteroklite Lockdown ressemble à une sorte de havre de paix ; c’est un disque qui exprime non seulement cette survie dont il était question un peu plus haut, mais aussi la joie simple d’être ensemble, de vivre au cœur de la musique, dans un langage commun qui dit l’essentiel. Mélodie, lyrisme, travail constant sur une forme épurée et célébration de cette « musique de jazz » si chère à Henri Texier sont ici portés à l’incandescence par l’élan vital de trois musiciens parlant d’une même voix. C’est une leçon exemplaire, dont la simplicité n’a égale que la profondeur.

par Denis Desassis // Publié le 16 janvier 2022
P.-S. :

[1Signalons la parution simultanée d’un livre d’entretiens avec le contrebassiste, À cordes et à cris, signé par Franck Médioni aux éditions Continuité du torrent.