Henri Texier Red Route Quartet
Love Songs Reflexions
Henri Texier : b ; Sébastien Texier : sax alto, clar ; Manu Codjia : g ; Christophe Marguet : d
« Ce nouveau disque est une respiration mais aussi une sorte d’engagement. Comme on s’engage sur un chemin que l’on connaît mais sur lequel on sait que l’on va pouvoir prendre le temps d’apprécier les sensations éprouvées. Musicalement cela consiste à essayer de ressentir le plus possible l’univers sonore inventé par les trois autres musiciens et de faire en sorte d’y être complètement immergé. Les standards et les improvisations collectives sont d’excellents espaces pour réaliser ce travail qui nécessite une grande concentration d’écoute mutuelle donc un « engagement » total de soi ».
Six standards, donc, [1] interprétés dans le plus pur respect de leurs limpides mélodies originelles, une gravité humble pour ces chansons magnifiques au beau milieu desquelles le Red Route Quartet vient glisser ses incursions improvisées, comme autant de reflets et de miroirs déformants, nous proposant ainsi ses propres visions, plus contrastées, d’un amour qui n’est jamais lisse et ennuyeux. Depuis quinze ans maintenant, Henri Texier nous habitue à ces courtes séquences collectives et parfois imprévisibles qui font partie intégrante de sa démarche artistique. Il y a donc d’un côté un amour éternel, ici symbolisé par des thèmes dont la beauté formelle n’échappera à personne tant leur évidence mélodique les apparente à des hymnes et, de l’autre, les doutes, les tensions, les blessures, la violence parfois tels qu’on peut les voir se révéler au travers d’échappées traduisant un amour plus quotidien, qu’elles soient appelées « Intuition », « Dark Song », « Mistreated », « A vif » ou bien encore « Nostalgique ».
Le choix de ces standards en est-il vraiment un ? Il semble bien que leur trait d’union soit celui d’une beauté qui s’est imposée d’elle-même à Henri Texier et ses compagnons de route…
« C’est la beauté de ces chants qui nous a fait les choisir d’où qu’ils viennent. Comme on choisit un « grand texte » et qu’on le joue au plus près de l’émotion sans chercher à forcément lui « imprimer » une manière ou un style. En fait nous ne les avons pas cherchés, ils étaient là, dans notre esprit, depuis que nous sommes passionnés par la musique de Jazz. Ensuite, il suffisait de les dire avec notre langage le plus naturel ».
Sur la forme, on se retiendra d’accumuler les superlatifs, mais force est de reconnaître que le Red Route Quartet est parvenu avec ses Love Songs Reflexions [2] à l’élaboration d’une formule sonore dont chacun des musiciens se partage à part égale l’ensemble des ingrédients. Tous les quatre sont là en équilibre permanent (mais la recherche de l’amour n’est-elle pas celle d’un équilibre ?), impossible pour nous de mettre l’un d’entre eux en avant plus qu’un autre. Sébastien Texier semble s’accomplir plus que jamais dans un jeu lyrique qui n’exclut pas le cri, Manu Codjia s’impose en maître des couleurs chatoyantes et des nappes sonores, Christophe Marguet joue la carte d’un drumming sobre dont la force est ici contenue comme pour mieux soulever l’ensemble d’une vraie tension. Quant à Henri Texier, rarement la rondeur chantante de sa contrebasse ne se sera exprimée avec une telle clarté.
Qui connaît un tant soit peu Henri Texier devinait bien qu’en proposant une redécouverte de quelques chansons d’amour devenues des standards, le contrebassiste saurait très naturellement sortir du sentier trop balisé de la vision naïvement béate d’un sentiment célébré depuis des lustres, au point d’être bien souvent source de toutes les mièvreries !
« Quand le mot amour me vient à l’esprit, je pense au grand Amour, à l’Amour universel, à celui qui est le meilleur antidote à la violence, aux conflits, à la guerre, aux divisions, à l’antagonisme. Je pense à l’amour qui conduit vers le plaisir d’être ensemble, de partager. Partager cet amour-là n’est pas toujours de tout repos et nécessite un minimum de discernement et de compréhension, ce qui ne laisse de place ni à la mièvrerie ni à la sensiblerie et c’est vrai que l’amour est imprévisible, on ne pourra pas contraindre quelqu’un à aimer ou à se faire aimer… ».
En ce sens, Love Songs Reflexions est, comme ses prédécesseurs [3] un disque résolument engagé, qui se veut un appel à la résistance. On sait ce qu’Henri Texier pense du pouvoir politique en place dans notre pays et, plus généralement, combien il rejette l’univers mercantile et consumériste dans lequel nous sommes immergés au profit d’une minorité inconséquente qui broie les plus faibles sur son passage.
« L’idée d’amour est essentielle en ces temps de « chacunpoursoïsme » vers lequel les « possédants du pouvoir » nous poussent. Nous sommes tellement « harcelés » depuis quelque temps que l’amour est comme une sorte d’acte de résistance. Plus nous nous aimerons et moins les « innommables » auront de prise sur nous ! »
A bon écouteur salut, voilà qui a le mérite de ne laisser aucun doute quant aux motivations profondes qui sont la source de ce disque.
Homme de scène, et donc de rencontres, Henri Texier n’en apporte pas moins un soin méticuleux à la reproduction sonore de ses enregistrements. Comme à l’accoutumée, il peut compter sur le fidèle Philippe Teissier-Ducros, qui réalise ici un travail d’orfèvre, nous donnant à entendre jusqu’au souffle le plus ténu du saxophone de Sébastien Texier ou la moindre caresse des balais de Christophe Marguet sur sa caisse claire.
« Pour cet album, comme pour les précédents, notre compagnon indispensable est Philippe Teissier-Ducros, notre ingénieur du son. C’est lui le magicien qui va inventer le véritable équilibre entre nos sons originels et ce que le disque en reproduira. Pour ce faire, il devra ressentir la musique que nous jouons avec la même vérité que nous, sinon nous ne pourrons pas nous comprendre et l’auditeur ne pourra pas recevoir ce que nous lui adressons. Philippe Teissier-Ducros est vraiment le cinquième membre du Red Route Quartet. Il n’y a pas de bonne musique sans un bon son, un son juste, celui au travers duquel les sensations pourront être ressenties. Pour cet album, il était vital que le son soit au plus près de nos intentions musicales. Il fallait absolument que chaque grain soit entendu, que l’on puisse entendre chaque brin du balai frotté sur les tambours. Nous musiciens, nous avons choisi de jouer en conséquence, de ne pas forcer nos sons afin qu’ils soient le plus près possible de ces magnifiques mélodies… ».
Il y a donc à l’évidence un travail spécifique qui est entrepris lorsqu’un musicien prend la décision d’enregistrer un disque. Il s’agit d’un acte qui l’engage sur la longue période et l’amène à ne rien laisser au hasard pour que ce processus de fixation de la musique subisse le moins possible les assauts du temps. A cet égard, Love Songs Reflexions semble parfaitement protégé d’un vieillissement prématuré tant le part pris de sobriété en est la marque de fabrique et donne la priorité absolue à la (re)création musicale.
« La singularité du disque, c’est d’abord d’être destiné à être écouter des milliards de fois et pour l’éternité ! Il est donc hors de question de laisser derrière soi la moindre note, le moindre son que l’on regrettera toute sa vie ! Cela change le comportement. Lorsque nous jouons en concert, nous avons besoin de toutes nos forces, de toute notre concentration comme pour l’enregistrement d’un disque mais si par maladresse, ou parce qu’on est perturbés par l’acoustique du lieu ou par la présence du public, un son nous échappe, une vilaine note, un rythme approximatif, nous pourrons nous rattraper, nous recaler, nous réajuster… Le public pourra aussi nous apporter de l’énergie, il pourra nous soutenir émotionnellement… Dans un disque, c’est impossible, pas question d’être faible, pas question de laisser le moindre élément qui pourra être retenu contre vous. En studio, il n’y a que la musique et les musiciens, les émotions à faire partager devront résister à l’épreuve du temps et demeurer intactes pour toujours et… toujours rime avec amour et cela crée des tensions ».
Et si notre vie est, forcément, trop courte pour écouter Love Songs Reflexions des milliards de fois, quand bien même nous le voudrions, il y a une certaine urgence à s’inoculer cette dose d’amour et de partage.