Chronique

Jon Irabagon

Server Farm

Label / Distribution : Irabagast Records

Souvent considéré comme un sideman de luxe, touche-à-tout talentueux heureux de jouer avec Alban Darche et Sylvain Rifflet comme avec Patricia Brennan et Mary Halvorson, il ne faut jamais perdre de vue la carrière de leader du saxophoniste Jon Irabagon, à qui on doit Foxy en 2010, avec Barry Altschul. Jamais, pourtant, il ne s’était lancé dans un projet ambitieux comme Server Farm. Car au-delà d’un tentet aux faces luxueuses et rutilantes, composées quasi exclusivement de leaders ou de coutumiers de grandes formations tels Michael Formanek ou Miles Okazaki, c’est d’un travail de composition méticuleux et d’une vraie question philosophique qu’il s’agit ; celle de l’Intelligence Artificielle. Ou plus exactement du rapport à celle-ci et à son impact.

Dans Server Farm, il n’est pas question d’IA active ; Irabagon a travaillé seul avec une logique algorithmique, en repérant les phrases fétiches et les habitudes de chacun des solistes, en insufflant un socle de processus compositionnels de Carla Bley ou de Coltrane mais aussi de ceux de ses compagnons, comme on l’entend de manière sensible dans son saxophone bardé d’effets lorsqu’il échange avec Peter Evans. À travers ce travail de liens et d’hypertexte, pas si éloigné de certains travaux de Braxton, Irabagon choisit le conte philosophique davantage que l’expérience métaphysique. Server Farm a des allures de récit dystopique, à en croire par la thématique recherchée et l’esthétique cyberpunk de sa pochette ; mais de la basse gourmande Chris Lightcap à la batterie de Dan Weiss sur « Routers », c’est au contraire à un vrai son d’espoir, à une émancipation chaleureuse que nous assistons. La clé se situe aux premiers instants de « Singularities » : dans un solo de ténor débordant une partition complexe et collective ou les guitares d’Okasaki comme celle de Wendy Eisenberg servent de fil d’Ariane, Jon Irabagon affirme reprendre une main qu’il n’avait jamais perdue en surfant sur les claviers de Matt Michell.

Message prométhéen affirmé, la musique de Server Farm conforte la prédominance de la fantaisie humaine sur l’apprentissage des machines, et rappelle qu’un outil est d’abord ce qu’on en fait. L’interconnexion et l’algorithme sont des faits humains tant qu’il servent des desseins clairs et bien compris : l’exubérance de Jon Irabagon lorsqu’il invite Mazz Swift dans un sprechgesang des plus humains, le recours au kulingtang [1] de Levy Lorenzo… Tout est clair. Les serveurs n’y pourront rien.

par Franpi Barriaux // Publié le 25 mai 2025
P.-S. :

Jon Irabagon (ts, ss, fx), Levy Lorenzo (kulintang, vib, elec, fx), Mazz Swift (vln, voc), Peter Evans (tp, flh), Miles Okazaki, Wendy Eisenberg (g), Matt Mitchell (cla), Michael Formanek (b), Chris Lightcap (elb), Dan Weiss (d)

[1Percussion philippine qui souligne les origines du compositeur, NdlR.