Portrait

Lina Allemano se mêle de nos oignons

Avec la sortie de trois albums en 2021, la trompettiste de Toronto présente les facettes de ses multiples talents.


Photo : Cristina Marx

Sous son nom et sur son label Lumo Records, Lina Allemano, trompettiste quarantenaire optimiste et engagée, produit deux nouveaux albums. Le premier Vegetables avec son quartet régulier et le second Bloop•Proof, un duo électro expérimental en compagnie de Mike Smith. De plus, au même moment, sort le disque Permanent Moving Parts, du quartet canadien du contrebassiste Pete Johnston « See Through 4 », dans lequel Lina Allemano tient le pupitre de la trompette. Trois projets différents, mais cette diversité est justement une caractéristique de la musicienne, qui vit entre le Canada et l’Allemagne et ne refuse aucun projet, y compris les plus aventureux.

Juste avant que la pandémie de coronavirus ne mette un coup d’arrêt brutal aux activités musicales, Lina Allemano a pu entrer en studio avec son quatuor pour enregistrer un disque intitulé Vegetables. Drôle de titre, d’autant que les morceaux s’appellent « Brussels Sprouts, Maybe Cabbage » ou « Oh, Avocado ». Certains trouveront peut-être ces choix étonnants. « Je ne donne pas trop d’importance aux titres de mes compositions, avoue-t-elle. Alors j’ai décidé de m’amuser un peu avec de l’humour décalé. Cela fait aussi du bien de ne pas se prendre trop au sérieux. »

Le Lina Allemano Four est un projet de longue date avec une formation qui n’a pas changé depuis 15 ans : Brodie West au saxophone alto, Andrew Downing à la contrebasse et Nick Fraser à la batterie. Et cela s’entend. D’une part, l’univers de la trompettiste n’a plus de secret pour eux, ce qui leur permet de négocier plus facilement ses compositions élaborées et de leur donner les nuances souhaitées. « Si d’autres jouaient les morceaux à partir des partitions, l’auditeur pourrait reconnaître les morceaux, mais ils sonneraient différemment, affirme Allemano. Ils reposent sur des motifs qui sont développés durant l’improvisation, qui est thématique au lieu d’utiliser des progressions d’accords. » L’aisance et le naturel dont font preuve les musiciens et l’éclatante dynamique de groupe – sans parler du dialogue constant entre la trompettiste et le saxophoniste qui est spectaculaire et captivant – témoignent du degré de cohésion qui règne parmi les membres du quartette.

Photo : Cristina Marx

Si Vegetables met en exergue les qualités de compositrice et de leader d’Allemano, son duo BLOOP avec le manipulateur de sons Mike Smith souligne ses talents d’improvisatrices et sa maîtrise des techniques étendues. À ce titre, un tournant dans sa carrière est sa rencontre avec le trompettiste allemand Axel Dörner lors de son passage à Toronto en compagnie de deux Hollandais, le souffleur Ab Baars et l’altiste Ig Henneman. La trompettiste s’interroge à l’époque sur ces techniques, mais lorsqu’elle demande à Dörner de lui donner des leçons elle essuie un refus catégorique. Elle revient à la charge et parvient à le convaincre. En 2013, elle se retrouve à Berlin à l’aide d’une bourse. Cette occasion de se perfectionner lui ouvre également les yeux sur une scène créative bien plus touffue que celle de la capitale de l’Ontario. « Il ne faut pas se méprendre, nous avons d’excellents musiciens à Toronto, insiste-t-elle. C’est juste que la musique expérimentale ne compte pas autant d’artistes et qu’elle ne bénéficie pas du même soutien ni de la même visibilité. » Et depuis, elle partage son temps entre les deux villes où elle mène des projets distincts.

Pour revenir à cet enregistrement en duo intitulé Proof, il a été enregistré en studio dans le respect des gestes barrières durant les premiers jours de juillet profitant d’un premier déconfinement. « Une fenêtre s’est ouverte cet été lorsque les restrictions ont été assouplies, explique-t-elle. Le studio était assez grand pour faire de la distanciation physique. Nous avons pu travailler dans une atmosphère détendue en prenant notre temps. » Si tous les morceaux sont improvisés, Allemano reconnaît que des discussions préalables ont pu avoir lieu avant les prises pour introduire des paramètres, mais aussi pour satisfaire de la curiosité, la trompettiste étant fascinée par les trouvailles et dispositifs de son coéquipier. Le traitement des sons donne parfois l’impression qu’Allemano dialogue avec elle-même et la teneur des échanges indique également qu’elle a développé sa marque de fabrique. « Certaines techniques sont standard, mais il faut trouver des procédés à soi, ajouter un coup de patte personnel. L’objectif est de créer son propre vocabulaire même si l’on doit voler quelques idées ici ou là », dit-elle.

Ces deux enregistrements sont disponibles sur son propre label, Lumo, qu’elle gère depuis ses débuts discographiques en 2003. La trompettiste a opté pour cette solution avant que cela ne devienne vraiment populaire parmi les musiciens de jazz. « Pour ce genre de musique avec un public restreint, seuls des petits labels pourraient être intéressés et personne ne gagne d’argent, dit-elle. Alors, pourquoi pas ne pas tout contrôler même si cela représente pas mal de boulot. Aujourd’hui, avec l’arrivée de plates-formes telles que Bandcamp, je pense avoir fait le bon choix. » À plusieurs reprises l’idée de produire d’autres artistes sur son label lui a été soumise. La proposition lui semble séduisante, mais elle avoue ne pas en avoir les moyens à l’heure actuelle car il lui faudrait obtenir une aide supplémentaire qu’il lui est impossible d’envisager.

Si l’activité de Lina Allemano tourne au ralenti depuis plus d’un an, la pandémie peut s’avérer révélatrice et annoncer des changements majeurs. « La période actuelle est propice à une remise à plat de certaines choses et à un réexamen, déclare-t-elle. Berlin me manque vraiment. J’avais l’habitude d’y passer six mois par an et l’an dernier, je n’ai pu m’y rendre que pendant six semaines à l’occasion du festival de Berlin où j’ai joué mes deux seuls concerts en 2020. Cela m’a secouée au plus profond de moi-même. » En conséquence, elle envisage sérieusement de s’installer dans la capitale allemande, « les opportunités de travail étant également bien plus nombreuses ».

De surcroît, le mode de fonctionnement de la culture dans son pays est un autre facteur qui pèse dans la balance. « Au Canada, il semble que ce sont les musiciens à titre individuel qui reçoivent des aides financières, et non les institutions, explique Allemano. Cela signifie que mes projets sont subventionnés par le gouvernement canadien – et je lui en suis extrêmement reconnaissante –, mais ensuite je n’ai nulle part où aller, excepté en Europe. Je ne suis pas invitée dans les festivals, aucune radio ne passe ma musique, je ne vais pas recevoir de prix, alors que l’Europe est demandeuse. » La Canadienne reconnaît que le moment est peut-être venu de faire le grand saut et de s’extirper de sa zone de confort. L’avenir, aussi incertain soit-il, nous le dira.