Entretien

Reut Regev, tromboniste sans limite

Rencontre avec une musicienne qui se réclame du free mais refuse de s’y laisser enfermer.

Reut Regev © Karsten Fleck

Si l’on n’y prenait garde, on pourrait penser que Reut Regev n’est jamais là où on l’attend. En réalité, elle est partout, et sans jamais se perdre. C’est ainsi qu’elle présente Keep Winning avec son quartet R*Time, avec des reflets funk, dans une véritable dynamique familiale. Car s’il est une caractéristique particulière à la tromboniste, outre la chaleur et l’incroyable technique de son jeu, c’est bien la grande intimité qui se dégage de ses projets. On l’a entendue avec Anthony Braxton : elle faisait partie du fondateur 12+1tet au début du siècle ; parallèlement, elle apparaît dans de nombreux groupes klezmer ou avec Michael Attias et Positive Catastrophe… Mais ce qui compte le plus pour elle, c’est de créer une vraie proximité avec l’auditeur comme avec les musiciens, à égalité. Rencontre avec une musicienne qui se réclame du Ffree, dont elle vient, mais refuse de s’y laisser enfermer. Cohérente, en un mot.

- Reut Regev pouvez-vous vous présenter ?

Je me nomme Reut, tromboniste et leadeuse de mon groupe R*time, un projet co-dirigé avec mon mari, par ailleurs batteur, Igal Foni.

Reut Regev © Ivan Grlic

- Comment avez-vous choisi le trombone ?

C’est complètement accidentel ! J’ai commencé le clavier à 5 ans. Plus tard, vers la cinquième ou la sixième année, ma mère m’a demandé si je voulais commencer à jouer de la trompette aussi, comme mon ami de l’école… J’ai décidé d’essayer, et nous sommes allés au conservatoire local pour une réunion. Là, ils ont dit que je ne convenais pas à la trompette à cause de mes grandes lèvres (!) et surtout compte tenu du fait que j’étais déjà au piano. Eh bien… De toute évidence, il y avait déjà trop d’étudiants en trompette. Ils m’ont suggéré le trombone ou le cor et je suis allée rencontrer les deux professeurs. Le professeur de cor était un homme sérieux, plutôt âgé, et le professeur de trombone était une jeune femme qui m’a montré comment le trombone peut glisser et faire rire les gens. À partir de là, le choix était facile !

- Cet instrument correspond-il à l’explosivité et à la générosité que nous ressentons dans votre musique ?

Le trombone se prête bien au jeu émotionnel, je pense !

Le professeur de trombone était une jeune femme qui m’a montré comment le trombone peut glisser et faire rire les gens. À partir de là, le choix était facile !

- Lorsque nous regardons votre discographie, nous constatons une grande diversité. Vous avez joué avec le Metropolitan Klezmer ainsi qu’avec Anthony Braxton. Avec Igal Foni, vous avez participé au magnifique Credo de Michael Attias. Vous faisiez aussi partie de l’orchestre Positive Catastrophe. Est-il important pour vous de multiplier les expériences différentes ?

Le fait d’avoir grandi à New-York m’a certainement permis d’élargir ma diversité musicale, et a sans aucun doute influé sur ce que je suis aujourd’hui en tant que musicienne. Il est facile d’entendre dans ma musique les influences des musiques auxquelles je me suis le plus activement consacrée. C’est décisif au moment de composer et de jouer.

- Quelle est l’importance de la culture klezmer dans votre approche musicale ?

Le klezmer m’a brisé le cœur pendant mon séjour à New-York City, quand j’ai appris cette musique en jouant avec certains des meilleurs groupes klezmer de la ville. Cela ne fait pas officiellement partie de ma démarche musicale, mais cela ressort à la fois dans mes compositions et dans mon jeu comme une conséquence naturelle de mes rencontres étroites avec ce type de musique.

- Vous avez joué avec Braxton pendant longtemps. Que vous rappelez-vous de ces moments ?

Travailler avec Anthony Braxton, depuis le début de mes années à NYC et jusqu’à récemment, est toujours extrêmement inspirant. Entre les plus petits 12+1tets et quintettes de cuivres, à travers les plus grandes œuvres orchestrales et opéras, et le plus récent Sonic Genome [1], Braxton ne cesse de redéfinir ce qu’est sa musique. Sans aucune crainte.

- Vous dirigez depuis des années un quartet, R*Time, situé aux confins du jazz, du funk et de la musique improvisée. Est-ce votre point d’équilibre, ou au contraire la maison qui vous permet de repartir vers de nouvelles aventures ?

Oui ! En d’autres termes… Ma musique est influencée par mon histoire. Je me considère comme enracinée dans l’improvisation libre. Bien que ma formation de tromboniste ait été classique dès mon plus jeune âge et que j’aie beaucoup pratiqué les arpèges, les gammes et les structures harmoniques du jazz traditionnel, ce qui m’a vraiment attirée dans la musique, c’est mon introduction à l’improvisation libre et à l’avant-garde à la fin de mon adolescence. Sans cette expérience, j’aurais peut-être été programmeuse informatique ou psychologue… Ou peut-être, mon destin était la musique, et quelque chose d’autre m’aurait attirée dans cette vie… Une fois qu’on a dit ça…

Je viens du free et je l’aime toujours. Je suis douée pour le jazz dans sa forme traditionnelle et c’est une partie de ce que je suis. De plus, mon expérience new-yorkaise m’a permis d’élargir mon langage musical au blues, au funk, au rock et à la musique de différentes cultures à travers le monde. Et ce développement est toujours en cours. 

Et nous ne devons pas oublier que je dirige ce projet avec mon complice Igal, et oui, lui aussi a son histoire. Et quand nous avons d’autres membres qui font de la musique avec nous, ils deviennent aussi inséparables pour le produit final. Dans Keep Winning, bien sûr, le grand Jean-Paul Bourelly et Mark Peterson. Ensemble, la musique de R*time est ce qu’elle est. Au moins à ce moment précis !

Reut Regev © Kieran Doyle

- Avec R*Time, vous travaillez en famille. Il y a Igal, bien sûr, qui écrit certaines chansons, mais nous entendons aussi votre fille sur « The Bumpy Way », c’est une étape importante pour vous de sentir une intimité avec l’auditeur ?

Je crois que l’intimité avec l’auditeur est très importante. Une musique honnête comporte une bonne dose de vulnérabilité, et j’espère qu’elle en ouvre un peu avec l’auditeur aussi. Il est bon de se débarrasser de nos carapaces, à la fois en jouant et en écoutant de la musique.

- En quartet, vous travaillez avec Jean-Paul Bourelly, parfois trop vite rangé parmi les musiciens de funk, mais aussi avec le bassiste Mark Peterson, dont la palette est également très large. Est-il important d’ouvrir toutes les directions possibles avec votre orchestre ?  

Nous essayons de faire de la musique qui est connectée à nos cœurs en tant qu’individus, et de créer un nouvelle entité qui serait le groupe, comme un noyau. Il est bon d’avoir beaucoup d’idées et d’inspirations de toutes les forces créatives avec lesquelles je suis si satisfaite de collaborer.

Une musique honnête comporte une bonne dose de vulnérabilité, et j’espère qu’elle en ouvre un peu avec l’auditeur aussi.

- Dans Keep Winning, on ressent de la joie et de l’ardeur, mais aussi une certaine mélancolie et de la rage quand on joue des chansons comme « War Orphans » d’Ornette Coleman ou « No Justice, No Peace ». Est-ce aussi un besoin d’équilibre ? 

La mélancolie, la rage, la joie et la fougue sont vraiment inséparables. Peut-être que la recherche de l’équilibre consiste à rechercher suffisamment de joie et de passion pour que les difficultés aient un sens dans le grand ordonnancement. Aussi, n’oublions pas d’être reconnaissants pour chaque émotion et chaque expérience, alors qu’elles nous guident tout au long de nos voyages dans nos vies et dans notre musique.

- Qu’est-ce qui a motivé le choix du moreau de Coleman ?

Igal voulait enregistrer cette chanson depuis des années. « War Orphans » est un morceau qu’Ornette n’a jamais enregistré lui-même.

L’inspiration provient d’un enregistrement pirate de Don Cherry jouant la pièce en solo.

- Seriez-vous tentée d’enregistrer un album solo, comme beaucoup de vos collègues trombonistes en ce moment ?

Je suis tenté de le faire, en effet. Il y a quelque chose, dans le contexte de la scène qui pousse à ce type de production. Elle est, par définition, autosuffisante et moins coûteuse. Et l’expérience inclut un tas de découvertes de soi, mais aussi des aventures.

Cependant, ce ne serait pas mon option favorite. J’aimerais être autonome, mais plus que cela, j’aimerais créer dans une famille, avec un groupe d’amis, créer ensemble quelque chose de vivant, chaleureux, communicatif et efficace. Quelque chose qui changera la vie des gens. Quelque chose de grand !

- Quels sont les projets futurs de Reut Regev ?

Les futurs projets sont actuellement en train de mijoter dans le fourneau, en train de se cuire lentement et bien. Quelques idées sont là. Celui qui survivra à la route longue et venteuse de la cuisine, sortira de l’autre côté et prendra l’air frais et les oreilles, dès que le cycle sera terminé !

par Franpi Barriaux // Publié le 10 novembre 2019

[1Sonic Genome peut réunir plus de 80 musiciens, NDLR.