Tribune

Vingt-Cinq ans de Musiques à Ouïr

Les premières années de la Campagnie ont jeté des bases.


Denis Charolles © Franpi Barriaux

Vingt-cinq ans de Musiques à Ouïr, c’est autant de temps à faire paraître des disques. Si Orange Sockets est le dernier en date d’une discographie dont Denis Charolles est le trait d’union autant que le dynamiteur, la discographie commence en 1998, avec un sobre La Campagnie qui témoignait d’années de folie, de rencontre, de jeux et de happenings ; une (in)discipline réputée difficile à retranscrire en disque, d’où parfois l’accueil mitigé des galettes dans la presse spécialisée. Retour sur les prémices d’une discographie, jusqu’aux premières rencontres internationales.

Injuste, forcément injuste, foi de Rouennais. Pour avoir été de ceux qui ont entendu Denis Charolles, Cyrille Sergé et Christophe Monniot dans la rue, ou avec Minvielle dans la salle municipale de Grand Couronne, pour avoir entendu la Campagnie retourner la scène des Voiles de la Liberté en première partie de Manau en jouant de l’arrosoir, l’auteur de ces lignes a toujours trouvé que « Billie Jean » de Michael Jackson découpé par le baryton de Sergé et entraîné par le Melodica de Monniot, le tout bousculé, remué par la percutterie de Charolles est un marqueur de la mutation du jazz français. Et une sacrée madeleine. Tout comme l’était « La Bourrée des mariés », pleine de poésie populaire.


 
Vingt ans après, une écoute de la Campagnie des Musiques à Ouïr, premier album, s’impose : du bazar et des cris, de la joie et des rires, on peine à retrouver autre chose que ce à quoi on assistait sur scène. On se dit même, à l’écoute de « Volubilis », jolie valse désuète, qu’il y avait de la musique dans ce disque, et qu’elle a fortement influencé Le bal des Vibrants Défricheurs et Le Surnatural Orchestra autant que le Toubifri, qui partage avec Charolles le poète Loïc Lantoine, l’étranger familier du jazz français. Bien sûr, le disque est parfois un peu borderline, l’énergie déborde, tel « Marinella » hurlé par Charolles et finalement atomisé par Monniot. Mais Rouen est une ville punk, ne l’oublions jamais. Combien reconnaîtront que la Campagnie a été un sas vers des musiques buissonnières ?


Même constat avec Ouïrons-Nous, second album de 2003 qui arrive à un moment où l’orchestre se structure, et où Rémi Sciutto remplace Sergé pour un son de baryton plus agressif, clairement plus rock. Entre deux il y a eu Uzeste, la rencontre avec Jac Berrocal et Yvette Horner… Et cet album a de nouveau un statut de carnet de voyage. Premier constat à l’écoute de « Lève-toi debout », remarquable ouverture de l’album : Charolles en tant que batteur y est bien plus présent, la qualité du son y est pour beaucoup. Là encore, quelle énergie ! La Campagnie s’offre des temps longs et des rythmiques complexes, Christophe Monniot lance ces petits ostinati qui feront, aussi, le son de la Campagnie, tout comme les aspects fanfarons de morceaux comme « Too Much Kouenne in the Jambon » , où la percutterie de Charolles s’en donne à cœur joie et jette des bases pour de nombreux « Power trio avec sax baryton » qui fleurirent dans la décennie suivante.

 
On pourrait bien sûr regretter que la rencontre avec Jac Berrocal et Yvette Horner ne soit pas davantage documentée, mais la douce poésie de « La Brise Napolitaine » se suffit sans doute à elle-même, ne serait-ce que pour entendre la griotte de Nogent-Sur-Marne [1] jouer avec aisance – et ça envoie ! -, au milieu des deux saxophones. Elle est là, la patte de la Campagnie, cette capacité à jouer avec toutes les musiques populaires avec enthousiasme et sans ricanement. Avec ce qu’il faut de poésie aussi, comme cette « Araignée à Moustache », texte de Desnos, dont Charolles s’est fait une signature, ici avec les voix d’Arthur H, entre autres amis et famille. Où irons-nous ? demande malicieusement la Campagnie dans le titre de cet album. En Afrique du Sud d’abord, et puis en Hongrie. Mais tout ceci est une nouvelle histoire…

Denis Charolles
Denis Charolles

On ne mesure pas totalement le choc qu’a été, en 2004, la sortie de  !Rendez-Vous ?, l’album fruit de la rencontre entre le quartet sud-africain Heavy Spirit, qui avait rencontré le Workshop de Lyon quelque temps auparavant, et la Campagnie ; surtout quelle a été l’entreprise de libération que ce disque a engendrée. Comme une force soudainement canalisée par la basse électrique fabuleuse de Lucas Komale qui donne le ton dès « The Quest », morceau qui ne prend, quinze ans après, absolument aucune ride. La basse, tout comme la double batterie, offre une puissance rare qui donne à la musique de Charolles toute la gamme des possibilités.

Cela commence dès « Ambass a Son » qui cogne dur sur le sax baryton et offre des tuttis de soufflants (remarquable Gershwin Nkosi à la trompette) et constitue certainement l’un des plus beaux morceaux de la Campagnie. Le trio penche soudain, ou plutôt plus clairement vers Ayler et Ornette Coleman, davantage que vers Piaf, Dréjac et Giraud [2], sans pour autant le renier. Bien campé sur deux jambes, ce qui se confirme avec la reprise de « L’Araignée à moustache » de Desnos, teinté de zulu et de voix d’enfants qui assistent au concert, célébrant le goût de Charolles pour la médiation culturelle et le dialogue. Cet échange, lui, est total, et « Free at Last », composé par Komale, sonne comme la signature d’un album conçu encore comme un carnet de voyage qui va à toute vitesse, avec ce qu’il faut de lyrisme et de folie ; l’un des plus marquants de la Campagnie.

Denis Charolles © Franpi Barriaux

Mais rien peut-être, sans doute, n’égale La Manivelle Magyare, enregistré à Budapest en 2004 et paru en 2005. « Winnie The Pooh Joins Europe » est une pièce de Gábor Gadó qui ouvre un album très orchestral, à la manière du guitariste, avec Bálazs Bujtór au violon. Il y a de la dérision et de la virtuosité dans une rencontre qui est l’une des premières entre le jazz français et hongrois, si on fait fi d’Alban Darche et Sébastien Boisseau, qui la précédèrent de quelques mois dans le quartet de Gadó ou avec le beau Stringed. Alors que Fred Gastard a remplacé Rémi Sciutto au sax baryton (jouant également du basse, soprano et ténor), la musique de la Campagnie prend des atours plus poétiques encore, voire nébuleux dans « La Manivielle ».

Certes, le morceau écrit par le batteur de la Campagnie explose en un instant en une bulle cajun, même s’il n’y a guère de mangroves en Europe Centrale. Mais les musiciens hongrois qui les accompagnent, à l’instar du légendaire Béla Szakcsi Lakatos, ont une lourde culture classique et contemporaine de la musique écrite occidentale et cela s’entend (« Distorsion » par Lakatos est une merveille du genre, notamment dans la relation qui se crée entre Gastard et Gadó). On sait Gábor Gadó grand amateur de Ravel [3]. Denis Charolles le révélera plus tard en travaillant sa propre lecture de L’Enfant et les sortilèges. Il y a dans cet album tout un souffle et des pistes d’une grande modernité, notamment « Have You Met Mystic ? » de Christophe Monniot qui préfigure ce qui sera la décennie suivante pour le saxophoniste. La Manivelle Magyare est un disque-clé qui a grandement ouvert les portes à de nombreux voyages à Budapest pour les musicien·nes hexagonaux. C’est quoiqu’il en soit le point d’orgue d’une discographie atypique pour la « première époque » de la Campagnie des Musiques à Ouïr qui se renouvellera plus tard avec Les Étrangers Familiers ou Duke and Thelonious. Une discographie qu’il faut réécouter aujourd’hui à l’aune des vingt-cinq ans passés, pour comprendre toute son importance.

par Franpi Barriaux // Publié le 5 septembre 2021

[1Voir notre Interview

[2« Sous le ciel de Paris », sur le premier album.

[3Voir son travail sur Pavane pour une enfante défunte avec Liebman.