Chronique

Ahmad Jamal

Emerald City Nights (Live at the Penthouse, Seattle, 1965-1966)

Ahmad Jamal (p), Jamil Nasser (b), Chuck Lampkin (dm), Vernel Fournier (dm), Frank Gant (dm)

Label / Distribution : Jazz Detective

Retour gagnant pour Ahmad Jamal sur la scène du Penthouse de Seattle en ce milieu des années soixante du siècle précédent. Jamil Nasser, qui confiera que jouer aux côtés du pianiste c’est comme passer un doctorat en jazz, est toujours là, titillant la contrebasse jusqu’aux limites de la justesse, poussant « l’architecte » vers les territoires du free-jazz.
Parmi les batteurs, on notera la présence de Vernel Fournier : membre du légendaire trio du « Live at the Pershing » (1958, premier album de jazz à prendre la tête des charts aux Etats-Unis), aux côtés du regretté contrebassiste Israël Crosby (décédé en 1963), le néo-orléanais déroule un jeu issu autant de son patrimoine de second-liner (des roulements de caisse claire comme s’il était dans un marching band) que de sa fréquentation des boppers (des contretemps explosifs à la grosse caisse). Quant au patron, il continue à déployer ses traits caractéristiques, notamment son amour des citations : « Move » et « Bernie’s Tune » au détour d’un « I didn’t know what time it was » labyrinthique, « Stolen Moments » et « Bag’s Groove » sur une livraison méchamment funky de « Feeling good », titre avec lequel Nina Simone venait de triompher.

Il parsème aussi son jeu d’une sorte d’orientalisme -il a séjourné en Afrique du Nord juste avant, pour réaliser des « investissements » car, comme nombre d’artistes afro-américains, il est aussi un redoutable businessman. Ses claquements de mains ont quelque chose de gnawa sur un « Invitation » qui lorgne vers la transe, prenant les chemins d’une improvisation collective envoûtante. « Poinciana », dont on a pu dire que la version jamalienne signait l’acte de naissance du funk, se voit réservé un traitement similaire. Surtout, ce qui interpelle sur ce second live sur « Jazz detective », une maison consacrée à l’édition d’enregistrements inédits, c’est l’art du silence du pianiste, qui impressionna notamment Miles Davis : Jamal ne dit jamais tout ce qu’il pourrait dire, nimbant son jeu d’une aura mystérieuse. Par-delà son art de musicien, le pianiste a quelque chose de ces plasticiens qui parsèment leurs œuvres de zones de réserve afin de mieux en faire ressentir les vibrations les plus profondes.
Plus qu’un document historique, ces enregistrements sont nimbés d’une créativité qu’on pourrait croire éternelle.