Entretien

Francesca Remigi et ses musiques plurielles

Rencontre avec une musicienne habitée par son art

Francesca Remigi © Shawn Poynter

Sa spontaneité permet de mieux comprendre pourquoi Francesca Remigi fait l’unanimité. Joe Lovano apprécie sa musicalité et son jeu inspiré à la batterie ; quant à Steve Lehman, il lui voue une immense admiration. Ses albums Il Labirinto dei Topi et The Human Web sont encensés par la critique et avant tout par des musicien·ne·s d’envergure. Raison de plus de découvrir la personnalité attachante de Francesca Remigi.

Francesca Remigi © Shawn Poynter

- Quelles furent vos premières émotions musicales ?

Je suis née dans une famille de musiciens où la musique faisait partie du quotidien. Je me souviens de ces années où avec ma mère nous suivions mon père en tournée avec son quartet de guitares. Ils faisaient des arrangements de morceaux de Villa-Lobos que je n’appréciais pas beaucoup à l’époque. Il y avait toujours beaucoup de musique classique à la maison, avec ma mère pianiste classique, mon père guitariste, un oncle clarinettiste et saxophoniste et mon grand-père Mario Castelli qui fut Premier trompette de l’Orchestre Symphonique de la RAI de Milan jusqu’au début des années quatre-vingt dix.

Toutefois ma mère écoutait du jazz, c’est ainsi que j’ai découvert la batterie. Après un concert d’un big band où le batteur semblait tellement se divertir, j’ai stoppé net mes leçons de guitare pour me consacrer aux tambours. J’avais cinq ans. Les premiers temps j’avais un rapport amour-haine avec l’instrument et il m’a fallu du temps pour approfondir sérieusement l’étude de la batterie puis d’en faire ma profession.

- Pouvez-vous nous présenter Archipélagos et The Human Web ?

Archipélagos est la formation avec laquelle j’ai publié mon premier album, Il Labirinto dei Topi avec Claire Parsons (Luxembourg) au chant et à l’électronique, Niran Dasika (Australie) à la trompette, Simon Groppe (France) au piano, Ramon van Merkenstein (Pays-Bas) à la contrebasse et mon compatriote Federico Calcagno aux clarinettes. Le projet est né au Conservatoire de Bruxelles en 2019 où Claire, Simon et Ramon étaient des camarades de classe. Avec le Covid et mon départ pour les États-Unis, il fut difficile de maintenir le groupe. J’ai obtenu le projet Nuova Generazione Jazz fin 2020 mais avec l’obligation d’avoir 75 % de musicien·ne·s italien·ne·s pour participer au circuit des Festivals I-Jazz, j’ai appelé Stefano Zambon à la contrebasse et Filippo Rinaldo au piano. L’album Il Labirinto dei Topi paru en 2021 s’inspire de textes de sociologues et d’historiens comme Noam Chomsky, Zygmunt Bauman, Roberto Saviano, Samuel Huntington avec l’objectif de refléter et de dévoiler les rapports humains, le fonctionnement et les dynamiques internes d’une société contemporaine en décadence tout en dénonçant les incertitudes et les angoisses existentielles. J’envisage d’écrire de nouvelles choses pour cette formation.

L’album The Human Web comprend des compositions qui s’intéressent à la technologie et aux réseaux sociaux et leur influence négative sur la santé mentale.
La créativité et les compositions visent un processus de guérison par le partage des traumatismes personnels et collectifs. Par la musique improvisée, en lien avec la littérature et la danse contemporaine, l’album dévoile comment le schéma sociétal de masse contrôle nos modes culturels et nos choix de vie. La suite de The Human Web se concrétisera par un album avec un grand ensemble dénommé Il Diario dei Sogni.

Francesca Remigi © Christopher Pelham

- Beaucoup de jeunes femmes émergent sur la scène jazz italienne, peut-on parler d’un heureux renouveau ?

Je parlerais plutôt d’un espace artistique et de création qui devient un peu plus égalitaire où des femmes ont la possibilité de faire de la musique sans être confrontées constamment à des épisodes de sexisme, de misogynie, de violence et de discrimination. Non qu’il n’y ait plus de problèmes dans notre secteur professionnel, mais je ressens une meilleure ouverture d’esprit chez les plus jeunes qui doucement créent un ferment social et musical plus inclusif. C’est bien d’y assister et d’être impliquée dans ce changement.

- Vous avez vécu des expériences musicales déterminantes avec des musicien·ne·s originaires des États-Unis : Kris Davis, John Patitucci, Ellen Rowe, Val Jeanty ?

J’ai connue Kris, Val et John à Berklee. Avec Val Jeanty j’ai pris des leçons de musique haïtienne et d’improvisation au Jazz and Gender Justice Institute dirigé par Terri Lyne Carrington et nous avons fait un concert au Vermont Jazz Center fin 2021. Val m’inspire beaucoup, elle a une connaissance illimitée des rythmes et des clés de la musique haïtienne, elle m’a poussée à intégrer l’électronique dans la batterie.
Kris Davis fut mon enseignante d’ensemble et de compositions, avec elle j’ai approfondi les techniques d’intervalles et graphiques en analysant les œuvres de Ligeti et Messiaen. Elle m’a aidée pour l’écriture de The Human Web et nous avons fait des sessions free au Lilypad de Boston avec le saxophoniste Jonathan Reisin et la spécialiste du gayageum Doyeon Kim. J’aime son approche des textures au piano, réfléchie mais toujours imprévisible. Ses disques Duopoly et Paradoxical Frog sont vraiment spéciaux.
John Patitucci était en résidence au Global, j’ai fait diverses sessions en duo ou en petits groupes ainsi que des leçons de musique d’ensemble et individuelles. L’entendre parler de ses expériences avec Wayne Shorter, Chick Corea, Herbie Hancock et d’autres était déjà une leçon de vie ! Il est humble et c’est un connaisseur hors pair de la tradition du jazz à qui il a dédié sa vie.
Nous nous sommes rencontrés avec Ellen Rowe à Charlotte en Caroline du Nord, pour une série de concerts avec son quartet (Sharel Cassity au saxophone et Marion Hayden à la contrebasse ). Ellen et Marion sont incontournables sur la scène jazz de Détroit et Sharel est une révélation à l’alto dans la lignée de Kenny Garrett. Nous avons fait plusieurs sets au Jazz Room de Charlotte en jouant des morceaux d’Ellen et ses arrangements de standard. Être dans l’expérience de la real Detroit jazz fut enrichissant et divertissant.

J’ai plus appris sur la batterie avec Danilo Pérez qu’avec tant d’autres.

- Vous avez fait une tournée européenne avec Danilo Pérez, ce fut un moment particulier ?

Absolument. J’ai été honorée de faire ce tour avec Danilo Pérez en 2022. Il a été mon enseignant à Berklee durant deux ans et un de mes mentors les plus importants. Travailler avec lui m’a fait prendre conscience de ma manière de jouer. Il m’a poussé à jouer avec plus de ventre et d’oreille, à mémoriser tous les morceaux et à distribuer mon jeu plus sur les toms que sur les cymbales en intégrant le set de ma batterie comme si c’était des instruments de percussion. J’ai plus appris sur la batterie avec Danilo Pérez qu’avec tant d’autres. Nous montions sur scène sans savoir ce qui allait se dérouler. Cette expérience m’a aidée à me laisser aller, à avoir plus confiance en moi, dans la musique et dans les autres musicien·ne·s. Trust the process disait Danilo !

- Vous avez été honorée par la revue Musica Jazz. Subsiste-t-il des difficultés pour engendrer de nouveaux projets ?

J’ai eu la chance d’explorer des continents et des scènes musicales grâce à mes études et aux tournées, cela m’a enrichie musicalement et humainement. Je me sens comme une nomade sans racines, sans attaches. En Italie, beaucoup pensent que je suis évanescente, en perpétuel mouvement, cela m’exclut de certaines opportunités de travail. Le contact avec les États-Unis m’a fait réaliser combien il y a encore à faire en Italie en termes d’intégration des minorités sur la scène musicale. Le tissu social de la scène jazz n’est encore pas assez inclusif en Italie, c’est une des raisons qui font que j’ai des difficultés à me sentir partie prenante d’une communauté de musicien·ne·s, de trouver des personnes avec qui faire de la musique et qui partagent mes valeurs morales autant qu’esthétiques.
Pour aborder les facteurs économiques, il y a une loi qui est passée et qui permet aux intermittents du spectacle d’obtenir une somme de 1500 € par an pour un minimum de soixante jours de travail effectué ! Comment fait-on pour vivre de la musique ? Nous n’avons ni financement public ni privé pour des tournées ou des enregistrements, indépendamment des associations ou d’entités reconnues qui font fonction de gate-keepers. C’est un environnement au fonctionnement complexe et avec des dynamiques souvent « mafieuses » auxquelles il est difficile de ne pas se soumettre.
Pour améliorer ces conditions, je fais partie depuis deux ans de la gestion des Musicisti Italiani di Jazz, association née pour le soutien et la tutelle des musicien·ne·s de jazz. Nous avons plusieurs revendications (activité des artistes, prévoyance et fiscalité, reconnaissance de prix pour l’improvisation…). Le premier Export Office s’est aussi constitué pour l’exportation du jazz, les musiciens peuvent y accéder via Jazz IT Abroad. Je n’ai jamais attendu que les choses tombent du ciel et au delà de l’activité associative j’ai réalisé un second master en 2022. Je suis allée à New-York durant une année pour y gagner ma vie et maintenant que je suis revenue je repars avec de nombreux projets qui j’espère, feront parler d’eux.

Francesca Remigi © Shawn Poynter

- Quels sont les batteurs qui vous inspirent ?

Dans la tradition assurément Elvin Jones, Tony Williams et Paul Motian dont le phrasé très articulé et distribué librement sur son set m’a toujours intriguée. Parmi les contemporains, Tyshawn Sorey, Dan Weiss et Stéphane Galland qui furent mes enseignants et qui ont influencé mon approche du set et ma façon de concevoir le rythme. Grâce à l’étude de la musique indienne réalisée avec Stéphane et Dan, j’ai pu étendre mon langage sur la batterie en y intégrant des subdivisions et des polyrythmies complexes dans le phrasé. Horacio El Negro et Antonio Sánchez m’ont permis de m’améliorer dans la coordination et l’indépendance des membres. J’écoute beaucoup Christian Lillinger, Kate Gentile, Uriel Barthélémi et Merlin Ettore.

- Quels sont vos projets ?

La priorité est de faire tourner mon nouveau quartet W.I.T.C.H.E.S.S (Women Implement The Creation of Harmonious Ecosystems of Selfless Species ), composé de Silvia Cignoli à la guitare et électronique, Andrea Silvia Giordano à la voix et électronique et Clotilde Cappelletti à la danse. En février, j’ai participé à une résidence du pianiste Alexander Hawkins avec Camilla Nebbia au saxophone, Giacomo Zanus à la guitare et Ferdinando Romano à la basse. En mai, je serai impliquée dans une autre résidence avec le trio GOGODUCKS avec le guitariste Luca Zennaro et le vibraphoniste Paolo Teruzzi. En juin, je serai au Canada pour une tournée avec la bassiste Aretha Tillotson qui va présenter son nouvel album. J’ai aussi l’occasion de partir à l’automne en Inde pour un semestre où je dois enseigner la batterie au Swarnabhoomi Academy of Music de Chennai.
J’espère réussir à terminer mon projet Il Diario dei Sogni composé de rêves anciens et récents, écrit pour une formation qui va de l’octet au tentet et conte mon parcours de reconstruction et de développement personnel grâce à la psychanalyse. Ce travail représente beaucoup pour moi, c’est pourquoi j’ai pris du temps pour arriver à un résultat qui témoigne au mieux de la complexité de mon parcours analytique.