Entretien

Frédéric Monino

Rencontre après un concert au Triton

Photo © Léa Lucille

Sur la scène du Triton, Frédéric Monino, Emmanuel Bex et François Laizeau, soudés par des complicités de longue date, ont régalé un public très réactif. Tambour battant, les trois musiciens se sont livrés à des échanges sur le fil, en sourires et regards facétieux. La virtuosité des jeux rythmiques et polyphoniques s’enrichissent en défis jubilatoires.
Entre les compositions de Monino (« Zugzwang », « See You », « Valse tard ou tôt ») et ses arrangements de J. Pastorius, O. Coleman ou A. Goldberg, et les compositions de Bex (« Mauve », « Inverse », « La belle vie pour Maurice », « Ethnic », « Sous le vent »), il se dégage de ce trio une force sereine, un aplomb de maturités conjuguées, doublé d’audaces interactives et recherches éclectiques.

- Pourriez-vous rappeler l’histoire avec François Laizeau à l’origine de ce trio ?

Avec François, depuis 1992 notamment dans le quartet du trompettiste Antoine Illouz, nous avons été la section rythmique de divers projets. À près de 200 concerts ensemble, François est le batteur avec qui j’ai une connexion musicale évidente, il est de fait le batteur sur la plupart de mes projets.

- Et avec Emmanuel Bex ?

On s’est croisé en 1995 au Studio Ferber pour l’enregistrement de l’album Reminiscing de l’Orchestre National de Jazz de Laurent Cugny. Puis en 2007 il m’a contacté pour faire partie de son nouveau groupe avec Mônica Passos au chant, Jérôme Barde à la guitare et François Laizeau à la batterie (pour le disque Organsongs).

- Vous êtes tous les trois des pédagogues reconnus et vous organisez régulièrement des conférences, fruits de vos recherches et articles. De toute évidence, cette passion de la transmission pédagogique influence en retour vos recherches individuelles et collectives.

J’apprécie de voir dans les yeux de l’interlocuteur ce moment où l’idée musicale décortiquée fait sens, où la vulgarisation fait mouche et transformera de fait les futures sensations d’écoute en augmentant par exemple la profondeur de la perception du spectre sonore.

Emmanuel Bex, Frédéric Monino et François Laizeau. © Léa Lucille

- Après deux sets intenses, vous avez offert plusieurs rappels au public du Triton. Est-il prévu un enregistrement live ou studio de ce trio ?

Oui, trois rappels en club, ce n’est pas si commun ! Ça fait chaud au cœur et ça m’a conforté dans l’idée qu’il était temps d’enregistrer avec ce trio. Je vais rentrer en période d’écriture dès le début 2019 pour vraisemblablement enregistrer à la fin de cette même année. Il y aura aussi quelques possibles invités mais il est encore trop tôt pour en dire plus…
Au niveau de l’écriture musicale ce devrait être « Jazz » (au sens processus créatif de l’instant) mélangeant des parties très écrites sur certains titres à d’autres plages improvisées où le scénario musical prévaudra sur l’écriture, comme des points de rendez-vous au milieu d’improvisations les plus débridées possibles. Pour mettre tout ça en place nous entrerons en résidence pour plusieurs jours d’expérimentations, d’améliorations et autres digressions, puis nous terminerons par quelques jours de studio.

- Emmanuel Bex, entre piano et orgue, varie avec brio climats lyriques et survoltés. Il attise des chevauchées débridées mais introduit une dimension onirique avec certaines de ses compositions. Il émane alors de certains motifs musicaux répétés comme un parfum d’enfance, de refrains nostalgiques. Il chante alors très aigu en voix de fausset, avec quel effet ?

Pour créer cet effet de voix onirique, Emmanuel utilise un Vocoder qui analyse les principales composantes spectrales de la voix et fabrique un son synthétique à partir du résultat de cette analyse, on entend alors une voix très aiguë et très grave avec un traitement électronique. Ça évoque pour chacun des auditeurs des images et parfums différents ; j’y entends aussi un côté enfantin et jubilatoire.

- En tant que spécialiste de l’œuvre de Jaco Pastorius, vous vous amusez à loisir à réarranger brillamment et citer le Maître. Dans son œuvre foisonnante vous puisez toujours autant de sujets d’analyse et d’émulation ?

Effectivement les conférences musicales, l’émission de radio sur France Musique et autres articles pédagogiques au sujet de l’apport instrumental de Pastorius me procurent par mal d’émulations depuis 2003. Si on ajoute à ça la centaine de concerts en son hommage, j’ai exploré au mieux sa démarche artistique. Aujourd’hui j’aimerais favoriser mes nouveaux projets après quinze ans de bons et loyaux services d’hommage au maître…

- Vous êtes fidèle au luthier Leduc de Boulange depuis plus de 20 ans. Pourriez-vous parler de la conception et des qualités de la Fretless U-Bass Leduc ?

Je travaille avec ce luthier, un des grands luthiers actuels, depuis 1994. Ma U-Bass fretless, proche du quart de siècle, est conçu comme un instrument semi-acoustique : la caisse est creuse et peut générer suivant les réglages un son plus acoustique, avoir un son résolument plus électrique ou un mix des deux. [1] Cette basse a une grande palette de dynamiques, que je joue triple piano ou triple forte, suivant le toucher main droite elle répond à ces variations de volume alors que le son reste bien défini. Comme un instrument acoustique il s’agit de faire le son avec la main droite, sans électronique qui compresse le son et ferme la palette dynamique comme la plupart des basses modernes sur le marché. C’est, en dehors de l’ergonomie du manche, la principale qualité de cet instrument.

- Pendant le concert vous avez présenté un élément de la batterie de Laizeau ? De quoi s’agit il ?

Il s’agit d’un petit gong coréen dont le nom est « kkwaenggwari » ; ça donne un son très original dans le set de batterie, un son métallique court, puissant, medium aigu et surprenant.

- Avec Laizeau, votre complicité musicale est un terreau fertile, une machine à groove imparable, dialogues impromptus où Bex peut glisser ses envolées fantasques. Comment définiriez-vous l’apport de Bex aux couleurs, feeling et énergies de ce trio ?

Avec Emmanuel, on sait que l’on peut aller dans toutes les directions musicales avec beaucoup de réactivité, sans même s’en rendre compte sur l’instant. Il amène aussi ses effets sonores, vocoder, samples ou bruitages, qu’il déclenche quand bon lui semble et qui nous font réagir musicalement. On aime bien tous les trois quand les chemins ne sont pas toujours tracés au cordeau et sans embûche, on s’emploie individuellement au sein du groupe à une certaine définition du jazz…

- Quels sont vos futurs projets ?
Le Laurent Cugny Quintet avec Laurent Cugny aux claviers, Frédéric Favarel à la guitare et le jeune Martin Guerpin au sax pour quelques concerts cet été (dont le Festival 2019 de Saint Omer) et le trio avec Bex dès la rentrée 2019, en résidence et studio.