Entretien

Jean Henri Meunier

Entretien avec Jean-Henri Meunier autour de Maurice Cullaz et de « Smoothie », le documentaire qu’il lui a consacré en 1992.

Jean-Henri Meunier s’est fait connaître du grand public par deux longs métrages consacrés au village de Najac, dans l’Aveyron : « La vie comme elle va » (2004) et « Ici Najac, à vous la terre », présenté hors compétition dans la sélection officielle du festival de Cannes 2006. Il est aussi l’auteur de nombreux documentaires sur la musique, au nombre desquels le chaleureux et émouvant « Smoothie », consacré à Maurice Cullaz.

Nous avions rendez-vous à Najac. Onze heures, dans un Bar de la Plage plein comme un œuf, devant un petit noir. Sur la place du village, la brocante du 15 août. Les gosses de Jean-Henri vont et viennent, sa sœur Renée, assise à côté de nous, boit une grenadine, le micro est calé sur le cendrier. Histoire d’un film et d’une amitié.

- D’où est venue l’idée de ce film ?

La première fois que j’ai rencontré Maurice et Vonnette, ça a été un choc, une belle rencontre. On s’est revus et chaque fois qu’ils nous invitaient à partager des instants avec des artistes, ce qui m’épatait, c’était comment les gars recevaient Maurice, la relation qu’il avait avec eux, qui était une vraie relation. C’était plus qu’amical, très chaleureux, intime et vivant, et je me suis dit que je ferais bien d’essayer de capter ça, de le transmettre.

C’est Liliane Rovère qui nous avait présentés, elle avait joué dans un de mes films, La Bande du Rex. Lili avait été la femme de Chet Baker, à l’époque où il était beau comme James Dean. Elle avait écrit un one-man show intitulé Lili et réuni 20 ou 30 amis dans l’appartement de Francis Paudras pour nous lire le premier jet. Parmi ses invités il y avait Maurice et Vonnette. Après la pièce on était avec des potes en train de discuter et Maurice est arrivé droit sur nous en disant « Ah les enfants vous avez pas un petit truc, là ?… à fumer, quoi ».

Il avait un look de grand-père, Maurice, mais il était complètement allumé. Je crois que c’est Armstrong qui lui a fait fumer son premier joint dans les années 30. Avec moi c’est parti au quart de tour. On s’est vus et revus, et un jour j’ai pris une VX 1000 avec un copain et on a commencé à aller filmer chez lui. Il nous appelait : « Venez les gars, là y a Dizzy, venez, on va au festival de Marciac, on va à Juan » Et après c’était que du plaisir.

On a tourné sur quatre ans, de 88 à 92, sans argent. On avait déposé des dossiers dans les chaînes de télévision : à Canal, à la 2, au CNC, on avait été refusés partout. La responsable des documentaires musicaux sur Canal nous avait dit « De toute façon un film sur un grand-père comme ça, ça ne marchera jamais ». Personne n’y croyait. J’avais des copains qui avaient une toute petite boîte de prod, Label Vidéo, ils ont joué le jeu. On avait une caméra et des cassettes, ils allongeaient un peu de monnaie quand il fallait aller à Marciac ou ailleurs, mais en gros le tournage n’a rien coûté, personne n’était payé, c’était à l’arraché.

- Vous saviez où vous vouliez aller ?

Dans mes documentaires, je ne sais jamais où je vais quand je démarre et je ne veux surtout pas le savoir. Ce qui m’intéresse c’est le chemin parcouru, plus que le but à atteindre. Ce qui m’intéressait avec Maurice c’était de vivre, de rencontrer ces gens-là, de partager des instants privilégiés dans l’intimité, et d’essayer de témoigner, de capter ça pour le redonner aux autres. Quand on voit les témoignages qu’il y a dans le film, de James Brown à Dizzy, de Jackie McLean à Nougaro, c’est incroyable ! Maurice n’a jamais écrit un seul papier négatif, il n’écrivait que quand il aimait. Et ça, les musiciens appréciaient vraiment

- Il m’a semblé que tu avais filmé Maurice Cullaz comme plus tard tu as filmé Henri Sauzeau [1], avec la même proximité.

Exactement ! Quand j’ai commencé mon film sur Najac, je me disais « Tiens, Henri Sauzeau, c’est le Cullaz de la mécanique ». C’est exactement pareil, plusieurs fois je me le suis dit : c’est une question de rencontre, de feeling, d’amitié et d’intimité. Que ce soient des gens connus ou inconnus, quand ils transmettent quelque chose, eh bien… ça vit tout seul.

Après, on a eu des coups de chance incroyables : quand Dizzy raconte l’époque où Maurice l’a rencontré dans les années 30, quand il venait en France et que personne ne voulait l’enregistrer. Et après, quand il lui explique les rythmes. C’était carrément magique. Et il y a les séquences qu’on a ratées mais qu’on a vues, comme avec Art Blakey dans la loge du New Morning pour son anniversaire, ils se battaient pour avoir les joints : « Qui c’est qui joue sur scène ? » et Maurice disait « Oui mais qui c’est l’aîné ? »…

Nous, on était là pour capter, retransmettre, mais lui il donnait tout ça, jusqu’à la fin de sa vie. Il a été malade les quelques derniers mois mais jusqu’à 86 – 87 ans il arpentait les rues, les clubs, le New Morning, le Petit Op’, le Sunset, il était là.

- La clé est au milieu du film, quand il dit « il faut comprendre la musique comme elle est sortie du gars » ?

Exactement. Il aimait toutes les musiques quand elles sont l’expression authentique de quelqu’un, d’une culture. Il aimait bien le bal populaire aussi, du moment que les gens jouaient avec leurs tripes, leur cœur.

- Si on parlait de ta façon de filmer les artistes ?

L’intéressant quand ces gens chantent, c’est aussi tout ce qui se passe sur leur visage. Il faut rentrer dedans et ça prend du temps, donc on a fait un choix : tout est filmé en plan-séquence avec une seule caméra. Pour moi, ça ramène de l’émotion. L’important c’est de capter ce que les gens donnent. Etta James, les gens comme ça, Nina Simone.

A un moment donné ce sont les gens qu’on est en train de filmer qui nous guident, moi je me laisse porter par eux. Je vis à leur rythme. Là je n’avais qu’à suivre le rythme de Maurice et de ses potes. Alors après le rythme c’est vrai qu’entre les moments d’intimité dans la vie et puis sur scène… quand on voit Jackie McLean et que tout calme, et qu’après on entend sa musique…
(En fond sonore, on entend dans le café la musique de « Jour de Fête », de Jacques Tati)

- Et ce plan où la caméra passe d’un visage à l’autre et s’attarde sur le mur entre les deux visages…

C’est avec Ray Lema, quand il joue de la guitare et qu’ils sont assis tous les deux, qu’on passe de l’un à l’autre. C’est le choix du plan-séquence encore une fois, pas d’artifice. C’était aussi économique : on n’avait qu’une caméra… mais du coup le manque de moyens apporte quelque chose de bénéfique.

De la même façon, si on avait trouvé de l’argent dès le début, on n’aurait jamais fait le film comme celui-là Quand une chaîne de télé s’investit, en général sur un documentaire, elle vous donne cinq à huit semaines de tournage au maximum. Le fait de ne pas avoir d’argent a été une grande chance pour ce film. C’est parce qu’on y a mis quatre ans qu’il y a ce casting-là [2]. Si on avait voulu ce casting en deux mois, le film aurait coûté une fortune !

(Renée a des traces de grenadine sur les lèvres. Flash-back : Maurice Cullaz, filmé en plan moyen, avec les traces de rouge à lèvres laissées par le baiser de Nina Simone, disant à la caméra : « Y a quand même des drôles de plans dans ton film, tu vas le vendre à qui ? »)

Smoothie…

Et puis voilà : le film a été terminé en juillet, en août il a été sélectionné aux Etats Généraux du film documentaire, et là, tous les décideurs des chaînes présents, Arte, Canal, France 2, voulaient l’acheter, les mêmes personnes qui l’avaient refusé.

Il y a deux ou trois ans, j’ai proposé à Arte un portrait de Lee « Scratch » Perry, qui est vraiment le fondateur de tous les sons actuels avec le dub, le reggae, il avait produit Marley… Ils ne savaient pas qui c’était, ils n’en ont pas voulu. C’est incroyable. Qu’est-ce que tu veux dire ?

- La musique traverse ta filmographie, il y a Smoothie, mais aussi les films sur Ray Lema [3], L. Subramaniam [4], la musique de Henry Padovani dans La vie comme elle va

Oui, et de Siegfried, et de Gainsbourg dans mon deuxième long métrage. J’avais produit aussi l’album de Charlélie Couture, Pochette Surprise, son premier chez Island… C’est le seul regret de ma vie, je crois que si c’était à refaire, je serais musicien, plus que cinéaste. Bon, c’est pas très grave.

C’est quelque chose, quand on voit ces réunions, aucun autre art n’est capable de ça. Un copain, Patrick Glaize, avait fait un film entre « Tata » Güines et Zakir Hussain. L’un qui vient d’une famille indienne plutôt princière et le Cubain qui vient de la rue… iIs se sont rencontrés, ils sont entrés en studio ensemble et ça a joué. C’est ça qui est merveilleux.

Photo X/DR

- Actuellement, tu travailles avec Mina Agossi ?

Je suis en train de terminer un film pour Arte. Il sera bouclé à la mi-septembre, je pense. J’avais rencontré Mina il y a quelques années à un concert d’Archie Shepp. Elle était venue faire cinq chansons et j’ai craqué total, on s’est rencontrés à la sortie du concert, on a discuté, on s’est revus et j’ai commencé à la filmer un petit peu, par-ci, par-là, ça a mis deux ans et demi, trois ans.

- Toujours la méthode : prendre des images et voir ensuite ce que ça peut donner ?

Oui, parce que le montage est vachement important aussi pour moi. Le tournage est une écriture spontanée mais le montage est plus réfléchi, ce sont deux écritures qui se mélangent, qui en forment une. Pour Mina j’ai pré-monté des choses, l’enregistrement de son album Well You Needn’t, des concerts à Londres, et là je suis en train de finaliser.

Sur Maurice j’avais tout fait à la fin, sur Mina j’ai fait un peu au fur et à mesure… y a pas vraiment de … c’est assez libre quoi, désordonné - mais en même temps, il y a de l’ordre ; le chaos organisé.

- Donc pas de synopsis au départ, juste capter…

Voilà, et puis essayer d’être dans le feeling, parce que c’est fragile aussi, tu as vite fait d’être à contre-temps, il faut… voilà, se laisser aller. C’est assez simple en fait.

par Diane Gastellu // Publié le 5 décembre 2007

[1le mécanicien allumé de La vie comme elle va et Ici Najac…

[2Albert Collins, Phil Woods, Max Roach, Abbey Lincoln, Archie Shepp, Dee Dee Bridgewater, Dizzy Gillespie, Daniel Huck, Richard Galliano, Christian Escoudé, Nina Simone, Etta James, LaVelle…

[3Tout partout partager (1997)

[4Un violon au coeur (1998)