Entretien

Steve Coleman & Opus Akoben

Rencontre avec Steve Coleman et les rappers d’Opus Akoben

Le 7 septembre dernier, Steve Coleman & the Metrics invitaient le groupe de hip-hop Opus Akoben dans le cadre du Jazz Festival de La Villette. Deux heures de liberté, d’énergie, de prise de risques, et une standing-ovation finale à tout rompre. Rencontre avec Steve Coleman, Carl Walker (alias Kokayi) et Terence Nicholson (alias Sub-Z) d’Opus Akoben.

  • Steve Coleman, comment votre collaboration avec Opus Akoben s’incorpore-t-elle dans votre démarche générale ?

S.C. : Je ne considère pas ce que nous faisons en ce moment comme une véritable « collaboration » ; d’abord parce que seuls deux des trois membres d’Opus Akoben sont présents, et ensuite parce que nous ne jouons que ma musique. Je crois cependant que ce que nous faisons aujourd’hui est plus interactif : il y a plus d’expérience, les choses sont plus claires, tout le monde est vraiment dedans. Je pense que ce concert était correct, à vrai dire plus que correct si l’on considère que nous n’avions vraiment joué que deux fois ensemble jusque là.

  • Carl Walker, comment avez-vous réussi à intégrer le démarche de Steve Coleman ?

C.W. : Ca n’a pas été difficile parce que ça n’a pas été ennuyeux ; ça n’est pas ennuyeux de travailler avec Steve sur un projet, ça n’est pas ennuyeux de travailler à un concept, d’essayer de comprendre « d’où » vient quelqu’un. Donc rien de difficile là-dedans, juste de la pratique.

S.C. : Je pense que c’était même simple, grâce à l’expérience de tous qui rend les choses plus faciles, qui crée une connivence et nous permet de ne plus avoir à parler de tout un tas de choses.

  • Steve Coleman, que signifie pour vous la dénomination « musicien de jazz », vous considérez-vous comme tel ?

S.C. : Je ne pense vraiment pas les choses en termes de styles, mais plutôt en termes d’individus. Si vous me dites : Slashstones, Beethoven, John Coltrane, j’ai une idée de ce dont vous voulez parler. Mais si vous me dites jazz, je ne vois plus : vous voulez dire Louis Armstrong, Kenny G., Herbie Hancock ? Je ne me dis jamais « Je ne peux pas faire ceci parce que ça n’est pas du jazz », je ne me réfère même jamais à ce mot, je ne sais pas ce que c’est, mais je sais que je suis musicien et je n’ai pas besoin d’en savoir plus.

Je sais bien que tous ces termes sont nécessaires aux compagnies de disques, aux magazines, mais je n’ai pas besoin d’être dans un certain « mode » musical pour faire de la musique. La musique est juste une extension de ce que je suis, de ce que nous sommes : il s’agit donc juste d’essayer d’être soi-même.

Steve Coleman © Mc Legoff

C.W. : Pour ma part, je ne me considère pas comme un rappeur, d’abord parce que notre musique est plus proche du hip-hop, et parce que je n’aime pas être confiné : si quelqu’un dit de moi que je suis un rappeur, je réponds que, même si je trouve ça cool, ce n’est qu’une partie de moi, que ce sont vos différentes facettes qui font de vous un individu.

  • Que trouvez-vous chez Label Bleu que vous ne trouviez pas chez BMG ?

S.C. : Quand les choses n’arrivent pas, je m’en vais. Il faut savoir que c’est mon quatrième label, et que je suis resté chez BMG pendant près de dix ans, malgré des hauts et des bas.
Pour moi, ce n’est pas tant une question de label que d’essayer de trouver les gens qui vous aident à faire ce que vous essayez de faire. L’aspect créatif est primordial, et quand les choses deviennent difficiles, quand les gens sont réticents ou essayent de tirer profit de la situation, je m’en vais.
Et puis je connais Pierre (Walfisz, directeur artistique de Label Bleu, ndlr)depuis longtemps, et c’est certainement la principale raison de ma venue chez Label Bleu. Je lui ai demandé « Est-ce que tu es libre ? », car il n’est ici question que de cette liberté, que certains appellent « artistique ». Pour ma part, j’appelle ça « la liberté de faire ce que tu veux faire », et je crois que c’est le propos de tous ceux qui ne sont pas juste intéressés par la possibilité d’amasser des fortunes.

  • La phrase qui caractérise selon moi le mieux votre définition du concept M-Base est : « A mesure que nous apprenons à travers nos expériences, notre musique change pour refléter cela. » La vie d’un musicien ne laisse-t-elle pas finalement que peu de place à ces expériences ?
Concert La Cigale 2002 © Jim Boom

S.C. : Cela a toujours été le cas, pour tous ceux qui souhaitent s’améliorer dans une discipline : il faut équilibrer sa vie et sa pratique. Mais ce n’est pas un problème si vous aimez ce que vous faites ; ce n’est pas comme aller au boulot, pas besoin de se traîner ! Si vous aimez vraiment ce que vous faites, et qu’il y a un certain niveau d’effort à fournir, alors vous le fournissez sans vous forcer. Bien sur, vous devez faire attention à certaines choses sur le chemin, comme cette interview (rires), mais vous brassez plus d’énergie parce que vous faites ce que vous avez vraiment envie de faire.

C.W. : Si vous voulez vraiment devenir musicien, et que vous le prenez sérieusement, vous étudiez. Voyez ce qui arrive dans le rap, tous ces types qui disent « Si je suis capable de faire Clap/Dap/Map/Rap, si j’utilise ce beat entendu en Russie trois ans plus tôt, si je sample ce morceau des Beatles, si j’arrive à avoir cette fille dans mon clip : cool, je fais du rap ».(rires) Pour ce qui me concerne, il faut étudier, écouter les musiciens les plus différents possibles, des chanteurs, des rappeurs, il faut lire ; et tout ca fait partie de ma vie quotidienne, je ne me pose plus de questions.

S.C. : Ces gens abaissent le niveau ; aujourd’hui, un groupe formé de guitaristes qui n’avaient jamais vu une guitare six mois avant peuvent faire un succès énorme en quelques jours. Mais si vous prenez des gens comme Michael Jordan ou les sœurs Williams, ces gens-là remontent le niveau, les autres musiciens doivent se remettre à travailler s’ils veulent suivre. Avant de voir jouer Tiger Woods, je ne pensais vraiment pas que le golf était un sport d’athlètes (rires).

Sérieusement, notre culture populaire, ce que j’appelle la « flash-culture » supporte de moins en moins la notion d’effort, car elle a besoin que les choses aillent vite : elle veut nous faire croire qu’elle peut faire de nous tous des stars, comme dans cette émission de télévision. C’est ridicule, et obscène.

Carl Walker © Mc Legoff
  • Lorsque vous cherchez à décrire le concept M-Base, vous commencez par dire ce qu’il n’est pas, et parmi ces non-définitions, il y a celle-ci « M-Base n’est pas une excuse pour jouer des carrures impaires ». Pensez-vous qu’il y a un phénomène de mode autour de ces carrures ?

S.C. : Il y a différentes façons d’écouter la musique que nous faisons. Certaines personnes aiment cette musique juste parce qu’ils l’aiment, et rien de plus. Et puis il y a les gens qui étudient la musique, qui vont à l’école, apprennent des choses sur les gammes, les métriques, qui sont perplexes ou fascinés, et qui viennent vous voir en vous disant : « J’ai analysé votre musique, ce morceau est en 7/4 puis en 9 et en 5 et œ , qu’est-ce que vous en pensez ? » Et ils ont l’impression que je me moque d’eux, que je leur mens, lorsque je leur réponds que je ne fais pas attention à cela ! Mais c’est leur façon de penser, d’essayer de ranger les choses dans des boîtes, qui pose problème. En fait, M-Base n’est rien d’autre qu’une façon de faire de la musique. Je le dis sur le site, mais les gens semblent ne pas vouloir accepter cela.

C.W. : Pour moi, la manière la plus simple d’aborder la musique a toujours été d’arrêter de penser à ce qui se passe et de le ressentir. Juste écouter et ressentir. Puis tu vas voir le batteur et tu lui demandes de te jouer sa partie, et tu vas voir le bassiste et tu lui demandes de te jouer la ligne de basse qui va avec la batterie. Si tu veux vraiment apprendre, tu cherches ce qui se passe, tu cherches l’intimité des choses. Maintenant, avec ces quelques années d’expérience, je peux rapper sur n’importe quoi. Si je fais tomber cette cuillère, je rappe sur cette cuillère ! Je rappe sur un cercueil s’il le faut, parce que je suis un animal qui rappe ! (rires). Sérieusement, rapper sur la musique de Steve est un travail de dissection : on s’entraîne, on fait des exercices, on appréhende les différentes parties de la conversation, puisque c’est de cela qu’il s’agit, de converser. Le meilleur moyen d’y arriver, c’est de le pratiquer.

Steve Coleman © Mc Legoff

T.N. : Kokayi est vraiment bon pour ce qui est de percevoir le rythme et me l’expliquer par des mots. Mais pour moi, il s’agit beaucoup plus d’un travail visuel : je perçois une grande partie de la musique de Steve visuellement, je vois des formes, des couleurs, et lorsqu’ils commencent à parler de notes et de tout ça, je ne les écoute plus, parce que cela prendrait beaucoup plus de temps pour moi. Puis nous avons une discussion avec Kokayi sur la manière dont nous percevons les choses, sur ce que j’appelle le « squelette », car pour se sentir bien et offrir des choses aux gens, il faut se mettre d’accord là-dessus. C’est comme lorsqu’un astronaute quitte la navette spatiale, il a besoin de ce câble qui le relie pour être vraiment libre et tranquille ! (rires).

  • Pour finir, pensez-vous que le libre accès aux musiques sur Internet soit une bonne chose pour les musiciens ?

S.C. : Pour moi, le vrai problème n’est pas tellement Internet. C’est quelque chose de vraiment profond, qui va jusqu’aux fondements de notre société. Parce que si l’on y regarde bien, toute notre société est basée sur le fait de vendre des choses à des gens. C’est exactement ça. Le résultat, c’est que les gens trouvent que c’est difficile de vivre dans la société sans argent, et bien évidemment, selon les standards de cette société, ca l’est ! Puis cela commence à affecter votre pensée au point que vous commencez à tout percevoir en termes financiers et que vous ne voyez plus rien en dehors de ce cadre. Par exemple, la vie humaine perd sa valeur, tout simplement parce que ce n’est pas quelque chose qui permet de faire de l’argent. Dans ce contexte, donner l’ordre d’appuyer sur un bouton, de tuer des milliers de gens, et de s’en foutre de surcroît n’est plus très difficile ! « Je m’en moque, ces gens ne me rapportent rien ! » A l’inverse, et parce qu’elles sont associées à la création de richesses dans un monde de richesses, les tours du World Trade Center prennent plus d’importance que des milliers de personnes qui meurent en Inde par exemple. De même que la princesse Diana monopolise notre attention alors que des centaines d’algériens sont égorgés !

Transposez ce mode de pensée dans le domaine de la propriété intellectuelle. J’ai déjà du mal avec le concept de propriété en général, mais là c’est encore plus ridicule. Je me suis dit que plutôt que de passer mon temps à me plaindre de tout ça, je devais essayer de faire quelque chose pour le contrebalancer, avec mes moyens : faire des choses qui n’attendent aucune contrepartie. Alors, aussi longtemps que je pourrais me le permettre, tous les deux albums, j’en ferai un gratuitement, et je le mettrai en ligne. C’est aussi une des raisons pour lesquelles je suis content d’être chez Label Bleu, parce que Pierre a tout de suite été d’accord avec ça.

Terence Nicholson © Mc Legoff

T.N. : Notre objectif, c’est quand même de faire en sorte qu’un maximum de gens entende notre musique. Personne ne fait de la musique, dans sa chambre, pour que personne ne l’écoute. Nous n’avons pas besoin de gros budgets, de grosses avances : nous voulons juste jouer. Lorsque vous savez ce que le mot « succès » signifie pour vous, vous êtes encore plus libre que vous ne le croyiez, et tout le reste, ce que vous racontent les gens des majors, n’est qu’une illusion.

S.C. : Ce qui est vraiment important, c’est qu’avant, lorsqu’un type comme Carl avait une idée et que personne ne voulait le signer, alors personne d’autre ne pouvait être au courant de cette idée. Le problème n’est pas d’enregistrer : tout le monde peut faire un CD aujourd’hui. Mais après ? Qui d’autre que ton frère, ta copine, ta mère l’entendra. Ce que permet Internet, c’est justement d’avoir plus d’écoute : en quelques minutes, ta musique est écoutée dans des endroits où tu n’as jamais mis les pieds. Et les majors ne supportent pas cette idée, parce qu’elles ne veulent pas être éliminées du circuit.

Steve Coleman © Mc Legoff