Entretien

Teun Verbruggen, un touriste au bureau

Entretien avec le batteur belge Teun Verbruggen au sujet de ses projets

Teun Verbruggen, photo D.R.

Batteur belge, Teun Verbruggen est de toutes les aventures. Aussi à l’aise au côté de Jeff Neve ou Mélanie de Biasio pour qui il propose une musique millimétrée et en douceur, il développe dans ses projets personnels un jeu foisonnant et une dynamique constamment inventive. En recherche permanent pour repousser les horizons musicaux, on le voit, au côté de Keiji Haino et Jozef Dumoulin, dans l’Orchestra Nazionale della Luna ou encore dans un de ses propres groupes Bureau of Atomic Tourism, brasser large l’ensemble des influences qui sont les siennes. A l’occasion de la sortie du nouveau disque de Warped Dreamer, il se confie à Citizen Jazz.

Teun Verbruggen © Laurent Poiget

- Pourriez-vous vous présenter ?

Je m’appelle Teun Verbruggen et j’ai 45 ans. Je suis batteur de jazz et de musique improvisée principalement. Je joue aussi dans quelques groupes de pop-rock alternatif. J’ai un label, Rat Records, et je m’occupe d’un lieu pour l’art contemporain et la musique d’avant-garde qui s’appelle Werkplaats Walter. Je donne des cours au Conservatoire d’Anvers et depuis 2000 je vis de la musique.

- Votre jeu de batterie est anguleux, fourni, souvent physique. Qu’est-ce que vous aimez dans cette manière de jouer ?

Dans certains contextes, je joue comme ça effectivement. Dans d’autres, je joue de manière épurée et silencieuse. J’essaye de donner ce que la musique demande. Parfois j’aime quand la batterie est physique, d’autrefois plus mystérieuse. Tout dépend du contexte. Lorsque cela fonctionne, ça me rend heureux. En revanche, quand je ne suis pas en place, ça me rend fou. Donc j’essaie d’écouter et de laisser aller, sans trop penser.

- Quand on joue des musiques ouvertes, prend-on toujours du plaisir à jouer sur des musiques plus codifiées ?

Je prends du plaisir dans les deux. Dans la musique plus codifiée, j’essaie de chercher de la liberté dans les structures. Dans les formes plus libres, je cherche à trouver, en jouant, les structures et l’architecture qui sont présentes dans la musique écrite.

Quand toutes les voix vont dans le même sens, la musique est moins intéressante

- Avec Bureau of Atomic Music, vous vous intéressez à des esthétiques transversales que vous mélangez dans un même creuset. Qu’est-ce qui vous intéresse là-dedans ?

Même s’il est vrai que je m’occupe également de groupes avec une direction unique, je suis sensible aux créations qui contiennent de multiples influences. Mon jeu est, d’ailleurs, un patchwork des styles différents que j’écoute. Dans The Bureau of Atomic Tourism, beaucoup de personnalités viennent de genres variés mais partagent tous un grand amour pour la musique improvisée. On part ensemble dans une même direction et chacun explore le matériel à sa façon. On peut dire qu’on assaisonne tous la musique à notre manière. Ce qui donne un plat assez épicé !

Teun Verbruggen, photo D.R.

- Vous avez souvent des groupes qui utilisent un vocabulaire subtil, caché derrière une approche frontale et un son bouillonnant. Comment trouvez-vous un équilibre entre ces deux dynamiques ?

Dans mes groupes, je cherche le contrepoint le plus intéressant. J’aime quand différentes énergies s’opposent et finissent par se renforcer mutuellement. Des mélodies très simples, par exemple, avec des rythmiques complexes par en-dessous. Quand toutes les voix vont dans le même sens, la musique est moins intéressante. C’est comme avoir une discussion avec une personne qui suit ce que l’autre dit : il n’y a plus d’échange.
J’aime le son bouillonnant de mes groupes. Je pense que tout devrait coexister : les belles mélodies, le tonal et l’atonal, les grooves, les harmonies et les dissonances, les beaux solos, le noise, l’électronique, etc.
J’apprécie également les changements de configuration. Qu’on ne joue pas tout le temps tout le monde mais qu’il y ait des solos, des duos, etc. Tout ça crée de l’espace et structure la musique. Par exemple, je deviens fou si je joue tous le temps. Je trouve intéressant d’explorer toutes les formes et leur laisser les moyens d’exister. La musique improvisée n’est surtout pas dogmatique, rien n’est obligé, rien n’est défendu. C’est libre comme un jeu.

- Parlez-nous de Warped Dreamer. Qui est à l’origine du projet ?

C’est moi. Le Brussels Winter Festival à Flagey m’avait demandé de monter quelque chose. Comme je voulais depuis longtemps jouer avec Arve Henriksen et que, par ailleurs, Jozef Dumoulin m’avait conseillé d’écouter Stian Westerhus, le groupe est né comme ça.

- Le nouveau disque “Live at Bimhuis” est encore plus organique que le premier. Le groupe construit des morceaux qui ressemblent à des sculptures sonores. Comment travaillez-vous cette matière collective ?

En fait, on ne travaille pas du tout. On ouvre les oreilles et on joue, sans aucun travail de répétition.

Teun Verbruggen, photo Michael Parque

- On imagine assez bien que tout peut changer tout le temps dans Warped Dreamer. Avez-vous des lignes directrices ou est-ce que vous privilégiez l’esprit d’exploration ?

Je privilégie cet esprit, oui. J’ai l’impression que je vais rater beaucoup de directions intéressantes si je mets des structures ou des formes préétablies devant des gens comme Jozef, Stian et Arve.

- A l’inverse des groupes cités à l’instant, vous participez à un trio délicat au côté de Serge Lazarevitch et Ben Sluijs. Pourriez-vous nous en dire quelques mots ?

J’ai donné quelques stages d’été avec Serge Lazarevitch qui est un musicien que j’apprécie beaucoup. On a commencé à jouer ensemble pendant cette période et nous avons beaucoup aimé. Les premiers concerts étaient avec Nic Thys à la basse. Quand il n’était pas libre, on invitait Ben Sluijs qui joue formidablement bien du saxophone alto et de la flûte. Le projet a évolué de cette manière et le premier disque de ce deuxième trio vient de sortir sur mon label.

Le visuel et la pochette sont autant importants que la musique

- De manière générale, comment constituez-vous vos groupes ? Avez-vous une idée de ce que vous recherchez ou est-ce que ce sont principalement des rencontres humaines ?

C’est un peu les deux. Je cherche un son et je demande aux gens qui m’intéressent musicalement. De plus en plus, pour éviter d’être confronté à des personnes avec qui ça ne fonctionnerait pas humainement, je demande à ceux qui sont dans mon cercle ou dans le cercle de mes copains. Je leur fais confiance même si je vais toujours écouter d’abord pour m’assurer que leur approche musicale me convient.

- Vous vous occupez du label Rat Records. La ligne éditoriale semble s’attacher à un jazz hybride (avec des visuels très intéressants). Quels sont vos critères pour enrichir le catalogue ?

Je viens d’une famille particulièrement attachée au visuel et je dessine moi-même. Je recherche toujours des artistes intéressants pour les pochettes. Le visuel et la pochette sont autant importants que la musique. Mon critère est simple : je dois aimer.

- Warped Dream est un groupe européen, vous jouez également avec l’Orchestre Nationale della Luna (Belgique, Finlande, France). Que représente le continent européen pour vous ?

La question est difficile ! Je joue beaucoup avec des Européens puisque je viens de là. J’aime aussi beaucoup les musiciens qui viennent du Nord (Norvège, Suède, etc.) et je joue également avec des Américains, parfois des Japonais, moins des Africains. Il n’y a pas de raisons vraiment précises, l’Europe n’est pas une obligation pour moi. Je suppose, avant tout, que ce sont les rencontres. Je suis assez intuitif dans mes choix. Je n’y pense pas vraiment beaucoup.

- Pour terminer, quels sont vos projets en cours ou à venir ?

Je vais sortir pas mal de disques de projets existants ou aussi de nouveaux. Cram Ration est un nouveau projet d’improvisation avec deux jeunes guitaristes belges (Vitja Pauwels et Cesar De Sutter-Pinoy). The Potash Coorporation of Saskatchewan est une improvisation hybride avec deux batteries (Alain Deval et moi), Jeroen Van Herzeele au saxophone et Geoffrey Burton à la guitare (l’ancien guitariste d’Arno). Buurman est un duo avec un pianiste hollandais (Oscar Jan Hoogland). Il y aura aussi un nouveau disque de Warped Dreamer (Live at Moers) et un nouveau disque avec Nate Wooley, Jozef Dumoulin et Ingebrigt Håker Flaten. On fait une tournée l’année prochaine. Je monte également un nouveau projet avec Chris Speed, Ikue Mori et Bram Delooze et je travaille sur un solo.