Scènes

Une soirée autour d’Andy Emler

Trio et « Mega » au New Morning, 22 septembre 2006


Première partie : Emler/Tchamitchian/Echampard + Marc Ducret (guest)

Il y a comme un petit air de fébrilité en ce début de concert. Le son du piano n’est pas très bon. L’archet de Claude Tchamitchian agresse. Eric Echampard a même les baguettes un peu hésitantes sur ses premières mesures. Et puis on oublie. Les musiciens ne tardent pas « à se mettre dedans », et c’est aussi quand leur cohésion paraît enfin évidente que Vincent Mahey trouve le juste son derrière sa console.

A. Emler © H. Collon/Vues sur Scènes

Tout devient alors histoire de « tourneries », d’ostinatos emballés et d’harmonies emballantes. Histoires de voyage entre l’écrit et l’improvisé. La patte-pâte Emler est bien là. Le rock, Zappa, l’Orient… Du jazz saute-frontières qui ne manque pas d’imagination. Le jeu des cadences permet à la main droite du pianiste de se libérer, de s’envelopper d’un convaincant lyrisme. La main gauche aime se caler sur les lignes de basse de Tchamitchian. Le groove, souvent impair, y gagne en profondeur, en force. Il faut dire que sous les doigts d’Emler, les touches du quart de queue sont malmenées. Il est parfois très brutal, ce pianiste… mais sa violence n’est jamais gratuite. Son toucher sait par moments se draper d’effleurements qui confèrent à la musique du trio une douceur parfois jolie, toujours sincère. Certes, on relève quelques phrases façon « envolées » qui ne « passent » pas toujours, mais il faut avouer que la technique est à la hauteur de l’ambition.

C. Tchamitchian © H. Collon/Vues sur Scènes

Des moments se dintinguent : les duos-dialogues de la contrebasse et du piano, par exemple. Tchamitchian y démontre une vélocité et une oreille formidables. Alors quand l’épopée pop se dégage enfin de ce jeu d’interactions, le frisson n’est pas loin. Soudain plus rock, le groove est pris d’assaut par Echampard. Ça vacille un tantinet quand il s’amuse à casser la rectitude pourtant impaire du binaire, mais les quelques imprécisions n’entravent que rarement ses crescendos endiablés.

Après « Quelque chose à dire », Marc Ducret, invité, entre en scène sous les vivats. Le guitariste non identifié et pourtant reconnaissanble entre mille (et je ne parle pas des chaussures pour le moins cosmiques qu’il portait ce soir-là) se lance dans une introduction. Seul. Effets et doigts préparés en cascade. L’arsenal habituel pour ceux qui connaissent, du barré renversant pour ceux qui découvrent. L’ami Andy est attentif, concentré. Il finit par poser les mains sur le piano. L’osmose n’est pas immédiate, mais ne tarde pas. Ducret trouve très vite des couleurs inédites, et même si son propos peut paraître tendu et brouillon, il révèle en deux morceaux un trio finalement assez puissant.

Benoît Lugué


La deuxième partie de la soirée voit Andy Emler à la tête de la dernière déclinaison en date de son MegaOctet.

Fondé en 1990, ce groupe à géométrie variable - qui est, de fait, un peu plus qu’un octet aujourd’hui -, s’est rappelé à nos oreilles récemment avec le beau disque Dreams in Tune. On retrouve ce soir sur scène les musiciens qui participent au disque. Leur disposition surprend. Au centre de la scène, devant, Eric Echampard trône avec sa batterie. A droite, François Verly l’accompagne avec son imposant marimba et une série de percussions. A gauche, le leader au piano et Claude Tchamitchian à la contrebasse complètent la première ligne de cette équipe qui pratique un jeu tourné vers l’offensive. Les arrières sont particulièrement cuivrés. On retrouve, de gauche à droite, François Thuillier au tuba, Laurent Dehors au saxophone ténor, Thomas de Pourquery et Philippe Sellam aux saxophones altos et enfin Médéric Collignon avec son désormais célèbre cornet de poche. Chacun a l’occasion de briller à son tour. Sellam est le premier à entrer dans le vif du sujet. Son long solo brûlant, en début de concert, met tout le monde d’accord. Des rugissements de plaisir montent du public.

Th. de Pourquery/L. Dehors/M. Ducret/Fr. Verly © H. Collon/Vues sur Scènes

Le dosage parfait entre l’espace laissé aux solistes et la maîtrise orchestrale de l’ensemble par Emler est l’élément déterminant de la réussite du concert. Chacun peut exprimer sa personnalité - ce que Dehors et Collignon ne se privent pas de faire - mais, en même temps, on sent qu’ils sont tous à l’affût des indications du pianiste, animés par le souci de maintenir la cohérence du discours proposé. Si, en apparence, cela part dans de multiples directions - jazz, rock progressif, classique, pop hybride - l’existence d’une trame écrite préexistante permet d’intégrer tous ces éléments dans des morceaux qui ressemblent en fait à de longues suites s’aventurant au gré des envies de chacun dans les amours musicales du leader. L’esprit de Frank Zappa n’est jamais loin. Le jeu des citations qui émaillent la fin de soirée confirme les impressions de départ.

Le concert comprend quelques morceaux de bravoure. Outre le solo introductif de Philippe Sellam, ceux que prend Laurent Dehors au ténor ou à la clarinette basse sont des moments intenses. L’humour est aussi un ingrédient essentiel de cette potion musicale magique. Le même Dehors en fait une amusante démonstration à la cornemuse. Le clin d’oeil à Dave Brubeck qui sert de titre au morceau « Red rondo à l’arménienne » est lui aussi savoureux. Mais le summum est sans doute atteint quand bravoure et humour se conjuguent par l’intermédiaire d’un solo vocal d’anthologie signé Médéric Collignon, qui se prend pour la guitare électrique de Marc Ducret. Le genre de performance qu’il faut entendre pour y croire.

M. Collignon © H. Collon/Vues sur Scènes

Cet appel du pied à l’invité vedette de la soirée ne reste pas lettre morte. Ducret en profite pour rejoindre le groupe en entamant un duo explosif avec Collignon, à l’aide de branchements/débranchements rapides de sa prise jack. Peu à peu Collignon s’éloigne de l’univers du guitariste pour raccrocher les wagons de l’orchestre, laissé béat d’admiration au bord du chemin. La puissance supersonique de Ducret est alors savamment déconstruite par Emler, qui reprend les choses en main.

Après une telle envolée, la redescente vers la fin du concert connaît quelques longueurs bien compréhensible. Si certains solistes s’expriment encore avec passion, à l’instar de François Verly (impeccable de précision dansante à la tête de ses multiples percussions), on sent que les prolongations sont un peu là pour rétablir une certaine équité (Thomas de Pourquery devra attendre le rappel pour avoir droit à « son » solo), plus que par nécessité ardente de « dire » de nouvelles choses. Mais il s’agit sans doute là du revers de l’excellence.

L’occasion d’entendre en abondance la musique d’Andy Emler, dans deux formules instrumentales aussi complémentaires qu’antagonistes, et accompagné par quelques figures majeures de notre jazz hexagonal, est un moment privilégié de création musicale - au meilleur sens du terme. De quoi nourrir la mémoire puisque le souvenir demeure plusieurs mois après le concert…

Damien Rupied