Chronique

Lafayette Gilchrist

The Music According To Lafayette Gilchrist

Lafayette Gilchrist (p, kb), Mike Cerri (tp), Freddy Dunn (tp), John Dierker (as, ts, bcl), Vincent Loving (el b), Erve Madden (el b), Nate Reynolds (d), Mark Stewart (d)

Label / Distribution : Hyena

J’ai découvert Lafayette Gilchrist sur scène dans le quartette de David Murray, il y a quelques années. Après le concert, il s’est dit influencé par toute l’histoire du piano jazz, a mentionné Bud Powell et m’a même chanté un morceau d’Herbie Nichols. Après dix ans de carrière et trois albums autoproduits, voici sa première apparition sur un label, qui est en fait une sélection remasterisée de ses albums précédents.

Le pianiste résidant à Baltimore propose avec The Music According To Lafayette Gilchrist un mélange musical à la fois sombre et dansant qui exprime parfois une angoisse sourde (« Rumble »). On pourrait le situer dans la lignée d’Andrew Hill à la fin des années soixante, mais avec une base rythmique inspirée du funk et du go-go de Washington D.C. (sa ville natale) et la fougue de Nichols, justement. Comme Hill à l’époque, Gilchrist cherche à unir le cérébral et le dansant, sans perdre la richesse de l’un ou l’immédiateté de l’autre. Du coup, on obtient un mélange inattendu, détonant et fortement typé, aussi moderne et personnel que celui d’un Jason Moran et bien plus intéressant que d’autres conversions récentes de néo-boppers au funk électrique.

Basse et batterie assurent un funk lourd, rigide et quasi martial où les souffleurs se chargent d’injecter le swing. Le pianiste joue un out-funk (manière de caractériser son style harmonico-rythmique) imparable, avec un groove bancal et des accords épais. Le compositeur/arrangeur (Gilchrist a écrit toute la musique de l’album) ne se contente pas d’aligner les solos après un thème vite expédié : des longues mélodies découlent de nombreux motifs qui sont déployés autour des solistes (notamment dans « The Return of Jess Grew »), ce qui fait que chaque plage avance et se renouvelle tout en gardant son unité. Les unissons des souffleurs sont plutôts piquants, la basse et le piano peuvent soudain émerger d’un rôle de soutien pour renforcer la mélodie. C’est cette richesse sonore qui fait qu’on peut écouter cet album d’abord pour bouger et ensuite pour décoder : sous la surface formée par des tempos un peu trop similaires fourmillent mille détails qui finissent par révéler l’individualité de chaque morceau.

Les solos des trompettistes contrastent avec le jeu du leader : ils sont confiants, directs et plus clairs harmoniquement. Gilchrist préfère cultiver le mystère et ne pas trop se mettre en avant. Seul le dernier morceau, « New Be Bop », véritable tour-de-force, expose exhaustivement le style iconoclaste et rugueux du pianiste.

L’instrument de Gilchrist est ingrat, pas très juste, ce qui le dessert surtout sur la seule ballade, « For Vince Loving ». Certains trouveront l’album un peu monochrome, mais qu’on ne s’y trompe pas : The Music According To Lafayette Gilchrist est une petite perle qui porte bien son nom.