Scènes

Robert Glasper Trio + Raul Midón/Andrew Hill Quintet (New Morning)

Troisième édition du Bose Blue Note Festival à Paris du 30 mars au 8 avril.


Le Bose Blue Note festival réunit des musiciens Blue Note à travers une programmation reflétant des styles musicaux variés.
Les concerts ont lieu dans diverses salles parisiennes : le New Morning, le Bataclan, le Café de la Danse… Le « Bose Blue Note » n’est pas un festival de jazz à proprement parler. On y découvre des artistes venant aussi des musiques brésiliennes (Tania Maria), de la soul et du groove (Raul Midón etc autres),
ce qui fait aussi sa richesse. Citizenjazz a eu le plaisir d’assister aux concert de Robert Glasper Trio, Raul Midón et Andrew Hill Quintet.

L’ouverture a lieu le 30 mars avec Robert Glasper trio et le très attendu Raul Midón. En préambule, une intervention du président de Blue Note depuis 1985,
Bruce Lundvall, 68 ans, qui est à l’origine du renouveau commercial du label grâce à la découverte d’artistes telles que Dianne Reeves et Norah Jones. Son discours d’ouverture est bref, mais exprimé en termes choisis : il n’hésite pas à présenter Robert Glasper comme le « new genius » du piano ! Nous voilà prévenus.

Glasper a signé son deuxième CD chez Blue Note, Canvas, en 2005. Ce Texan de bientôt 28 ans s’identifie plus au monde hip-hop/r&b qu’à celui du jazz, mais son deuxième album a provoqué bien des émois. On a donc hâte de l’entendre jouer.

Les trois musiciens arrivent sur scène plutôt décontractés ; ils adoptent un style vestimentaire jeune et à la mode : les dreadlocks sont au rendez vous ! On devine aussitôt qu’ils souhaitent créer une ambiance intimiste ; le volume sonore n’est pas très élevé. Sur scène, leur musique se caractérise par un groove féroce quant à efficacité mais, paradoxalement, léger et nuancé. La rythmique redoutable rappelle fortement celle de Kenny Garrett (avec qui Glasper a joué) par ses schémas rythmiques vifs et modernes. A la batterie, Damion Reid possède un drive efficace et feutré qu’il agrémente de riffs gracieux soutenus par les « block chords » de Glasper. Accordé bas, le batteur a un jeu agile, souple et décontracté qui donne un chabada rapide et bluffant. Les chorus sont techniques mais pèchent souvent par manque d’originalité.

Quant à Vicente Archer, à la basse, il a visiblement pour mission de placer une structure rythmique infaillible. Ce qu’il fait sans fioritures en maintenant son jeu dans le registre grave.

Robert Glasper développe un jeu à l’image de celui ses musiciens : ses chorus, parfois superficiels et sans montées ni descentes, sont monochromes, avec de rares incursions dans le registre aigu. Un jeu vif et fluide, très attaché au groove rythmique. Les mélodies évoquent la quiétude mais ne transportent pas autant que sur disque.


Pour la seconde partie de ce concert, le festival accueille Raul Midón en solo. Souvent assimilé à un nouveau Stevie Wonder, cet Américain d’origine brésilienne partage avec ce dernier le fait d’être noir et aveugle ; guitariste-chanteur, il dispose d’une palette musicale vaste alliant groove, soul, jazz, folk, latin et pop. (Précisons à l’attention des esprits chagrins que Raul Midón n’est pas un sous-Wonder : il a plusieurs cordes à son arc…) Le public du New Morning l’attend avec une impatience palpable et connaît d’ailleurs la majorité des chansons, qu’il entonne avec lui.

Midón a une technique de guitare très personnelle autour de laquelle il a élaboré tout un attirail d’accompagnement. Il joue en picking, en tiré de cordes, et frappe de la main droite - sèche et nerveuse - sur les cordes ; une espèce de tapping/slap… La voix est puissante ; alternativement grave et aiguë, elle accompagne habilement à la guitare de différentes manières : afro-onomatopées, petits cris étouffés par les lèvres, chorus de bouche-trompette participent à enjoliver un groove d’excellente facture et donner un côté original à sa fonction de « singer ».

Sur les reprises jazz, son groove est présent mais en retrait. Le musicien fait corps avec sa guitare et s’en sert de caisse de résonance pour rythmer la chanson ; de la main droite, il attaque les cordes à petits coups secs, immédiatement étouffés pour finir en harmoniques. Imitant la trompette, il improvise en douceur sur des standards jazz. L’homme a de la présence et sait entraîner son public dans son univers. Un public d’ailleurs conquis.


Le 8 avril 2006, au New Morning, Andrew Hill quintet fait la clôture du festival ! Et quelle clôture !

Méconnu du grand public et assez rare sur les scènes françaises, Andrew Hill a été un des pianistes de Blue Note, en particulier dans les années 60, pour ses albums les plus célèbres [i], et l’est redevenu aux débuts des années 90 après quelques incursions chez East Wind et Steeplechase. C’est avec une certaine appréhension qu’on se rend à ce concert.

Brillant sur disque, Hill surprend sur scène par se décontraction et une certaine désinvolture vis-à-vis de ses musiciens. Il arrive que ceux-ci, ainsi dépourvus de guide, ne soient pas au niveau (cf. Andrew Hill Big Band à Banlieues Bleues 2004). Ici encore, Hill intervient peu auprès d’eux. Sur une ballade du premier set, il se lève pour aller leur faire ses recommandations ; ils sourient et s’observent mutuellement. On imagine que le leader leur a communiqué des nuances volontairement floues, et qu’il compte sur eux pour les suivre en laissant s’exprimer leur talent.

Ce ne sont pas les seules caractéristiques de l’homme et du musicien. Hill est un leader anti-charismatique. Très décontracté et nonchalant, il ne fait ni dans mise en scène, ni dans la séduction. D’ailleurs, ce soir-là, en montant sur scène, il finit de manger, la bouche pleine, sans saluer le public…

Le style de ce pianiste à tendance intellectuelle est un peu dans la continuité de Monk, avec le même type de drive percussif, mais en plus nuancé. Ses compositions désarticulées se marient parfaitement avec un lyrisme habilement dissonant et émouvant, surtout dans les ballades, et un sens du rythme là aussi très personnel. Que ce soient les block-chords ou les accords à la main droite, Hill surprend son auditoire, un peu perdu. Certes, les accents forts sont marqués, mais là où on les attend le moins… tout un univers ! Hill est doué d’une acuité musicale personnelle et édifiante : sa personnalité se fond dans des origines haïtiennes (il est né à Port-au-prince en 1937) et dans son engagement musical vis-à-vis de la culture afro-américaine et de la Great Black Music. Pour résumer, c’est un déstructurateur harmonique au groove bancale.

Ce concert hard bop-free en deux sets restitue essentiellement les compositions de l’album Time Lines (Blue Note). Et c’est un véritable délice auquel nous assistons. D’autant plus que Hill prend de nombreux chorus éloquents et gracieux - des chorus qui « en jettent » car les musiciens reprennent les idées du maître à leur compte et en expriment une version personnelle enrichie de leurs propres idées. Hill inspire, évoque et surprend.

A la trompette, Charles Tolliver impressionne moins que ses compagnons, mais il faut lui reconnaître une fonction primordiale au sein de ce quintet : son discours est un concentré de notes déclamées par une trompette qui pousse des râles aigris ; ses phrases s’achèvent sur une note excédée, un soupir de mécontentement, un petit côté sardonique. Le son est velouté, presque « trombonistique », et forme un contrepoint à la clarinette de Greg Tardy.

Lors du second set, la collaboration Tardy/Tolliver se distingue. Sur la troisième pièce, les musiciens sont notamment renversants dans un double-chorus, en totale immersion dans l’univers hard bop free de Greg Tardy. Au ténor, ce jeune musicien offre un discours à rebondissements tout au long du concert : il écoute la musique des différents intervenants, prolonge leurs discours, puis propose de nouveaux motifs à l’intention de celui qui voudra bien les explorer à son tour.

Sur la ballade du premier set, Hill est d’une douceur infinie. Il abandonne une certaine complexité au profit d’une sensibilité touchante. Tardy se sent emboîter le pas à son leader et devient alors lyrique, romantique ; il propose des schémas simples et connus, qui magnifient son jeu. On est là dans le registre de la « beauté-émotion » tout en gardant une certaine distance avec la facilité et le vulgaire. Particulièrement impressionnant dans les graves, il est, au début du concert, un peu brouillon dans les aigus. Son discours est volubile et parfois dur. C’est à la clarinette que Tardy est le plus inventif. Visiblement doué, il propose sur la quatrième pièce du set un chorus-clichés plein de couleurs suggérées au batteur. Tous deux entament alors un duo intéressant. Rejointe par John Hebert et sa contrebasse au tempo rapide, la clarinette de Tardy devient un torrent nerveux, rapide et terriblement fluide, qui couvre de ses flots les galets puis les rochers rencontrés sur son passage, symbolisées par le chabada d’Eric McPherson.

Parlons-en, justement ! Ce batteur omniprésent démontrer un jeu intelligent, expressif et large. Toujours en recherche sonore, il emploie aussi bien les baguettes, les balais les doigts que des spatules ! En perpétuel mouvement rythmique, il agrémente ses accompagnements par d’abondantes figures complémentaires qui peuvent finir par crisper tant on se rapproche de la performance individuelle… sans vraiment y arriver, car il est évident que les autres musiciens savent en tirer profit.

Un point intéressant : sur la pièce blues bop de ce premier set, McPherson est le plus prompt à répondre aux attaques de Hill. Dans ce duel rythmique où l’un essaie constamment d’entraîner l’autre, il change de rythme toutes les x mesures. Individuellement, McPherson se lance, au milieu du second set, dans un chorus complexe mais pas vraiment musical. Il fait monter la sauce à la limite du déboulonnage de la caisse claire, mais conserve une densité rythmique régulière.

A la contrebasse, John Hebert - au cœur de la musique est celui dont on remarque toutes les interventions. Le groupe navigue en permanence sur la vague polyrythmique de McPherson. Hebert, lui, ouvre un boulevard rythmique constant, inébranlable. Sa walking bass rebondit souvent de manière inattendue par des relances dynamiques. Il envoie un groove inspiré et efficace sur un tempo de feu. Par une succession de riffs justes, il accompagne la clarinette claire et fluide d’un Tardy survolté, le tout sur le contrepoint médium apporté par un Tolliver inspiré.

Un concert d’exception… Tolliver est fidèle à lui-même, mais moins expressif que Tardy, visiblement en forme et concentré sur son travail comme sur celui des autres. La révélation de la soirée vient de John Hebert, dont l’aura artistique a ce soir illuminé tant le public que la musique du quintet.

par Jérôme Gransac // Publié le 22 mai 2006

[iAndrew ! avec John Gilmore, Bobby Hutcherson, Richard Davis, Joe Chambers ; Point of Departure avec Eric Dolphy, Kenny Dorham, Joe Henderson ; Grass Roots avec Lee Morgan, Booker Ervin, Ron Carter, Freddie Watts ; Shades avec Clifford Jordan, Rufus Reid, Ben Riley ; Time Lines avec Charles Tolliver, Eric Mc Pherson, Greg Tardy.