Scènes

Sound (Dis)obedience : honneur aux combattants espagnols

Ce festival à Ljubljana est probablement l’un des meilleurs d’Europe.


© Petra Cvelbar

Zavod Sploh est la structure slovène, basée à Ljubljana, qui organise ce festival de musiques improvisées et généreuses au centre culturel Španski borci. Littéralement « Les combattants espagnols », le bâtiment est un hommage aux républicains espagnols et aux Brigades internationales, leurs alliées.
Durant quatre jours, du 27 au 30 mars, la fine fleur de la musique improvisée mondiale va défiler dans une ambiance conviviale devant un public à l’attention perçante.

On revient de Sound (Dis)obedience avec le sentiment qu’on vient d’assister à un festival parfait où tous les points sont positifs, à commencer par la programmation.

Tomaž Grom © Ziga Koritnik

Ce festival est organisé par une équipe qui compte de nombreux artistes, dont le directeur du festival, le contrebassiste Tomaž Grom.
Zavod Sploh (Institut for Sound Performing Listening Observing Hearing) organise également divers projets autour de la musique, de la performance, du cinéma et du multimédia. Il y a aussi un label et des cycles de recherche et de conférences. Bref, Zavod Sploh a pour mission de partager les connaissances et la liberté, de faire découvrir de nouveaux territoires de la pensée et du geste. Cette implication artistique de l’équipe se ressent dans la programmation et dans l’organisation. Par exemple, les artistes programmé·e·s sont invité·e·s à rester le temps du festival pour écouter leurs camarades et prendre le temps de discuter et de se mélanger. Les concerts sont organisés en grande partie sur le plateau de la salle de spectacle, le rideau tiré, dans une ambiance feutrée où la distinction entre la scène et le public est abolie. Au plus près des instrumentistes, on voit et on ressent tout. D’ailleurs, sauf deux exceptions, tous les concerts sont joués de façon acoustique.

Sound (Dis)obedience est le nom parfaitement choisi pour illustrer le genre d’expérience collective que va être amenée à vivre la petite centaine de spectateur·trice·s présente chaque soir. Quant à l’équilibre des genres, modalité au non-respect rédhibitoire, il est presque parfait.

Pendant quelques jours, des musicien·ne·s inscrit·e·s aux ateliers ont pu travailler avec le saxophoniste Chris Pitsiokos et présenter le dernier soir un concert en patchwork. L’ensemble des participant·e·s était réparti en petites entités qui venaient jouer de courtes pièces improvisées. Dans l’ensemble assez fraîches, les propositions jouées ont permis à certain·e·s de se faire remarquer. Poussé·e·s par quelques musiciens professionnels glissés dans le lot, les impétrant·e·s ont tout donné.

Chris Pitsiokos © Ziga Koritnik

Le solo de Chris Pitsiokos s’est déroulé dans l’autre salle, en sous-sol. Une salle au plafond bas, sans fenêtre : une boîte. On apprend avant le concert que dans les années 80, l’armée yougoslave à Ljubljana s’en servait comme salle médicale pour observer la santé gonadique des jeunes recrues mâles et leur aptitude au service militaire obligatoire.
Assis à une table qui supporte un ordinateur, des câbles et des ampoules, le saxophoniste souffle dans son instrument, par à-coups, crée des loops et des effets avec un pédalier à ses pieds, et grâce à un dispositif sonore en quadriphonie couplé à des lampes sur pieds, compose et organise une œuvre à l’instant. Le public entoure le musicien et profite des effets de la spatialisation. Le découpage en stries, en modules courts, cellulaires et les sonorités froides associées aux lumières nous transportent pendant près d’une heure dans une ambiance contrastée.

Lé Quand Ninh © Petra Cvelbar

Autre solo marquant, celui du percussionniste Lê Quan Ninh avec son dispositif unique composé d’une grosse caisse symphonique posée sur un trépied et tout un attirail de percussions et d’objets pour faire sonner, vibrer, résonner la peau tendue de l’instrument. Le musicien est très concentré, il commence par jouer avec le sol de la scène et des pierres, il joue de l’espace. Puis, en changeant habilement de résonateur, en soufflant, en frappant, en râclant, en frottant, il va progressivement faire exploser tout un feu d’artifice de sons inédits, de couleurs imaginaires. Le principe est simple, une fusée s’envole, explose et des couleurs jaillissent. Et pourtant c’est un spectacle nouveau à chaque fois et un émerveillement à chaque nouvelle fusée. De nouvelles formes, de nouvelles couleurs. Voilà le solo de Lê Quan Ninh. Il aborde chaque nouveau son de la même façon, suivant un principe égalitaire selon lequel tous se valent.

Emilio Gordoa et Sabine Vogel © Petra Cvelbar

Le premier duo se tient dans la salle au sous-sol et se compose, de part et d’autre d’un écran vidéo, du percussionniste mexicain Emilio Gordoa et de la flûtiste allemande Sabine Vogel. Tous deux sont berlinois·e·s et membres du Splitter Orchester. Devant des photos de paysages, des sons de field recording se mêlent à leurs improvisations. La flûtiste mélange les percussions et le souffle, le percussionniste intervient à l’ordinateur. Le voyage se fait autant en musique qu’en vidéo avec une bande-son qui se compose sur le moment pour des images au montage hachuré.

Sophie Agnel et Joke Lanz © Ziga Koritnik

Le second réunit la pianiste française Sophie Agnel et le turntabliste suisse Joke Lanz.
Joke Lanz est debout derrière sa table, avec les deux platines, les vinyles disposés un peu partout, même au sol. Il est aussi bien dans la performance artistique – il danse, opère par grands gestes – que dans la musique. Tous ses disques sont marqués de repères colorés et il joue avec une célérité dextre à toute épreuve. On dirait presque un mellotron vivant. Sophie Agnel joue par à-coups vifs et fugaces, apportant de la matière harmonique aux bruits et sons crissants des vinyles. L’entente est parfaite, fluide et humoristique. Le mélange des deux univers sonores est un cocktail réussi qui allie la singularité et le plaisir d’écoute.

Deux trios étaient programmés lors de cette édition. Le premier issu de la scène de Copenhague à la moyenne d’âge plus jeune et le second, étendard berlinois à la maturité plus assurée.

Margaux Oswald, Aurelijus Uzameckis, Luka Zabric © Petra Cvelbar

La pianiste franco-philippine Margaux Oswald était entourée du saxophoniste slovène Luka Zabric et du bassiste lituanien Aurelijus Užameckis. Une très grande place est laissée au silence, les musicien·ne·s jouent sans trop d’effets et la dynamique est accentuée par les graves profonds du piano. Margaux Oswald a un jeu très ouvert qui va d’un son de pluie à celui d’un glockenspiel, avec des envolées riches qui tirent vers l’orgue. Le trio fait pleuvoir tantôt le déluge, tantôt quelques flocons discrets d’une neige fraîche. Son équilibre est mélodique et l’absence de rythmique renforce à la fois le discours percussif du piano et les battements de la contrebasse. Une belle découverte.

Michael Griener, Jan Roder et Taiko Saito © Petra Cvelbar

L’autre trio est composé de la vibraphoniste Taiko Saito et de la paire batterie-contrebasse légendaire de Berlin, Michael Griener et Jan Roder. Ils jouent ensemble depuis si longtemps que leur langage improvisé est presque bicéphale. Difficile de déterminer lequel des deux suit ou précède l’autre dans les propositions.
Le trio joue simplement par grandes vagues qui vont crescendo et décroissent avant de repartir. Et sur ce schéma simple, tout explose. Taiko Saito joue avec une force et une vélocité impressionnantes. La justesse avant tout. Elle semble parfois comme une joueuse de tennis de table, aux revers secs et ultra-rapides, tant qu’on ne voit plus la balle. Tous les trois ont une grande palette de couleurs et d’artefacts qu’ils utilisent avec de rapides changements. Ce qui ressort du trio, c’est l’équilibre des timbres, du boisé, du métallique, du rond, du sec. Et ce jeu si particulier du bassiste qui joue à l’ancienne, en walking parfois, avec les bourdonnements du vibraphone et les cliquetis de la batterie. Le final du concert est un dernier échange sonore qui se réduit à la plus simple expression, jusqu’à finir par une vibration évanescente. Un long silence chargé d’émotion et un tonnerre d’applaudissements.

Dara String © Ziga Koritnik

C’est le quartet DARA Strings qui avait ouvert ce festival. Quatre musiciennes internationales réunies par la violoniste Biliana Voutchkova (Elle organise également le DARA Strings Festival) et qui jouent ce soir un programme écrit avec des parties enregistrées et diffusées sur de petites enceintes bluetooth réparties sur la scène.
Avec aux violoncelles Isidora Edwards et Elisabeth Coudoux et à l’alto Joanna Mattrey, les musiciennes se répartissent le discours d’un instrument à l’autre, rendant la musique instable, entre deux états, comme de l’eau en ébullition. Les musiciennes usent de techniques étendues, rajoutent leurs voix, leurs souffles, on entend beaucoup de frottements, de crin à cran et des cordes sensibles.

Kaja Draksler « matter 100 » © Ziga Koritnik

Enfin, pour clore ces trois jours de concert, le plus gros dispositif scénique et le seul amplifié, on retrouve le groupe de la pianiste slovène Kaja Draksler « matter100 ». Ce nouveau projet créé en 2023 au Bimhuis d’Amsterdam a ensuite été présenté au Jazzfest Berlin la même année. C’est donc le troisième concert de cet ensemble et de ce projet poétique et musical. Le format du festival Sound (Dis)obedience oblige à quelques contraintes, comme la durée du concert. Aussi, après une ouverture assez courte, c’est le morceau maître du projet, « True/False » qui est joué. Les 100 assertions sont égrenées lentement par Lena Hessels et Andy Moor, tandis que le groupe diffuse une ambiance répétitive riche en petits détails. Les six musicien·ne·s sont en arc de cercle et la sonorisation plutôt discrète (quelques retours et une enceinte posée vers le public).
Ce qui rend la musique composée par Draksler si spéciale avec ce groupe, c’est l’assemblage. Comme un bon vin, il est important de choisir des cépages adaptés. Ici, le mélange de la vielle à roue préparée par Samo Kutin, des synthétiseurs joués par Marta Warelis et de la voix candide de Lena Hessel vient pimenter une orchestration plus habituelle comme la batterie de Macio Moretti, la guitare électrique d’Andy Moor ou le piano de Kaja Draksler. Les textes du poète américain Dean Young (décédé du Covid en 2022) sont prétexte à des formes variées de musiques et de genres. Il faut se laisser porter par la musique qui semble très structurée pour déceler les petites perles qui s’y cachent. Un fourmillement d’idées, de couleurs et de rythmes qui rendent matter100 aussi original. C’est assurément un projet sans comparaison.

Et une magnifique façon de finir ce festival.

par Matthieu Jouan // Publié le 14 avril 2024
P.-S. :

Un extrait du concert de « matter100 » à Sound (Dis)obedience 2024