Entretien

Christophe Marguet

Le batteur qualifie son quartet « Itrane » de « retour aux sources ».

A la tête d’un quartet des plus mélodiques, « Itrane », qu’il qualifie de « retour aux sources », Christophe Marguet est un des batteurs dont on ne compte plus les collaborations marquantes sur la scène française du jazz contemporain. Sa capacité à y introduire les musiques improvisées est à découvrir de toute urgence dans son nouveau quartet. Compagnon infatigable d’Henri Texier ou, naguère, d’Eric Watson, il expose ici sa façon de créer, avant de monter sur scène avec le quartet d’Hélène Labarrière dans le cadre des 22èmes Rencontres Internationales de Jazz de Nevers (2008).

- Comment êtes-vous venu à la musique, à la batterie, au jazz ?

A l’âge de cinq ans, j’ai demandé une batterie sans pouvoir expliquer pourquoi je souhaitais faire de la musique. J’ai eu un vélo….
J’ai étudié le saxophone au conservatoire quand j’avais 10 ans. J’y ai aussi fait une année de solfège. Puis mes parents ont déménagé et mon attirance pour la musique est un peu passée à la trappe. Elle est revenue via mon frère, qui essayait son ampli avec un disque de Santana : j’ai eu un coup de foudre déterminant. J’avais 14 ans. Mes parents n’ayant pas beaucoup d’argent, j’ai travaillé pour m’acheter une batterie.
J’ai très rapidement ressenti une attirance pour le jazz, sans doute parce que mon aîné avait des disques de Weather Report, Keith Jarrett, John Abercrombie. Je me suis vite rendu compte que je voulais en faire mon métier. Je ne suis pas allé au Conservatoire car il n’y avait pas de classe de jazz à cette époque, notamment dans la Drôme. Mais j’ai appris le solfège rythmique pour acquérir les bases. J’ai commencé la batterie avec Jacques Bonardel, de Jazz Action Valence, et assisté à mes premiers concerts de jazz : le trio Humair-Jeanneau-Texier, le quartet d’Aldo Romano avec notamment Jean-François Jenny-Clark et Gordon Beck.

A l’âge de 18 ans, je suis monté à Paris dans l’idée de devenir musicien professionnel. Je voulais rencontrer le maximum d’artistes. J’ai pu alors découvrir les batteurs formidables de l’époque - Elvin Jones, Max Roach, Kenny Clarke, Art Blakey… J’ai commencé à gagner ma vie à l’âge de 23 ans. J’étais intermittent du spectacle, je m’en sortais. Je jouais dans les clubs (le Caveau de la Huchette, le Slow Club, celui du PLM Saint-Jacques…) J’accompagnais des chanteuses, je jouais aussi du jazz pour la danse. Ce n’était pas du be-bop mais plutôt du jazz classique où le swing avait toute sa place. J’ai appris beaucoup de choses dans ces groupes. Les musiciens de ma génération passaient très rapidement au jazz contemporain. Mais j’avais un impératif : gagner ma vie ; et je ne disposais pas encore des moyens techniques et de la maturité nécessaires. Je me suis donc rabattu sur le jazz classique, que j’ai travaillé - tempo, assise rythmique, travail du son : les musiciens sont très sensibles à ces aspects. C’est une très bonne école, que j’utilise encore beaucoup dans le jazz moderne. Han Bennink ou Paul Lovens, par exemple, ont un jeu très éclaté, certes, mais on se rend compte que l’intégralité de leur son est enracinée dans le swing. Cela me sert énormément. Parallèlement, j’écoutais des batteurs très connus comme Paul Motian ou Jack DeJohnette.

Christophe Marguet © J.-M. Laouénan/Vues Sur Scènes

- Quelles ont été les rencontres marquantes ?

George Arvanitas, avec lequel j’ai beaucoup joué. Un musicien très attentif, d’une gentillesse exemplaire. Il m’a beaucoup apporté quant à la transmission orale. Il a accompagné Lester Young et Dizzy Gillespie. J’étais totalement immergé dans la manière dont était vécu le jazz en Europe à cette époque. Je citerai également Alain Jean-Marie, qui a été une très belle expérience. J’ai également beaucoup appris aux côtés de Barney Wilen. Il y a aussi eu des contrebassistes comme Michel Gaudry et Luigi Trussardi.

- Vous avez dirigé plusieurs formations en trio, sextet ou quartet. Comment a évolué votre vision de ces projets ?

Il y a eu entre ces projets des évolutions qui, je crois, s’entendent de manière assez évidente à travers les cinq disques correspondants. Itrane, enregistré avec le quartet Résistance Poétique (Sébastien Texier, Bruno Angelini et Mauro Gargano) aurait presque tendance à se rapprocher du premier album du même nom, enregistré en trio avec Sébastien Texier et Olivier Sens. On pourrait comparer cette approche à une boucle qui se referme sans que cela soit un retour en arrière. Je suis revenu à ce qui m’était le plus proche, c’est-à-dire une musique que je veux profondément jazz avec des ouvertures possibles, par exemple vers l’improvisation… Je recherche ici une palette sonore relativement large. Les évolutions entre mes différents projets sont claires : à un moment donné, après avoir fait du swing, du be-bop et du jazz un peu plus moderne, j’ai été attiré par le monde de l’improvisation libre. Le free jazz et la musique improvisée m’ont permis d’ouvrir des portes et de me rendre compte que je pouvais penser la musique autrement qu’autour d’une grille ou d’un tempo, penser les notes différemment, en terme de sons, de vibrations. C’était la période du trio 49° Nord avec Hasse Poulsen et Bertrand Denzler. Le premier à m’avoir ouvert cet horizon a été Noël Akchoté, qui m’a fait écouter Don Cherry et Albert Ayler. Si on veut vraiment jouer correctement le swing, par exemple, c’est l’œuvre de toute une vie. Mais pour moi ce n’est pas cohérent, même si j’ai un grand respect pour ce type de musique : ça correspond à une époque. Ma période jazz improvisé m’a ouvert des portes, mais il ne faut pas considérer ce mouvement comme révolutionnaire, car s’il date des années 60, il a aussi ses carcans, et certains peuvent aller dans ce sens parce qu’ils ne peuvent pas jouer autrement. Je ne me ferme pas à ces musiques. J’essaie seulement de ne pas adopter de position trop étroite où je m’interdirais de jouer une mélodie sur une grille, ou au contraire d’improvisater. Je suis tout à ce que je ressens. C’est l’objectif de mon quartet actuel, résultat de tous mes disques précédents.

Entre « Les correspondances » et « Ecarlate », il y a eu Reflections, avec un sextet qui était, pour moi, une manière d’apporter des couleurs électriques et rock grâce aux guitares, parfois proches du Prime Time d’Ornette Coleman. Je me suis un peu assagi par rapport aux deux disques précédents. Il y avait un manque au niveau mélodique. J’étais plus focalisé sur le travail des textures, des sons, des couleurs, et aussi sur des lignes mélodiques plus abstraites, plus étirées dans le temps. Des phrases plus riches, mais plus difficiles à lire. J’assume entièrement tout ce que j’ai fait. Je suis revenu à « Itrane » car j’avais besoin de simplicité. Ça ne nous empêche pas d’essayer de créer des profondeurs de champs, en proposant des lectures différentes et d’éventuels contrastes, des tensions, mais toujours sur des lignes mélodiques apaisantes. Je me considère avant tout comme un musicien de jazz parce que profondément enraciné dans cette musique. J’aime son balancement rythmique. Pour moi, il serait inconcevable de ne plus jouer sur ce tempo. Mais mes cinq disques répondent tous à des conceptions différents, même si je suis plutôt du genre fidèle aux musiciens avec lesquels je travaille. « Résistance Poétique » fera d’ailleurs plusieurs albums.

- Quelles sont pour vous, actuellement, les collaborations les plus marquantes ?

Mon travail avec Henri Texier est déterminant. Le deuxième concert de jazz que j’ai vu de ma vie était son trio avec Daniel Humair et François Jeanneau, formation incontournable à l’époque. C’est une grande chance pour moi de travailler avec lui. Il m’a apporté sa vision des choses, ce qu’il a vécu… Toutes choses qui ressortent dans sa musique et dans sa façon d’en parler. Il est très intéressant notamment quand il évoque le tissage sonore à l’intérieur de ses orchestres, le rapport au leader, l’investissement personnel, la nécessité de jamais relâcher son énergie. Il est très attentif. Il a une vision très claire de ce qu’il veut, de ce qu’il est, des raisons pour lesquelles il fait de la musique.

Eric Watson m’a beaucoup apporté aussi car il a été le premier à me montrer comment concilier jazz et musique improvisée. À un moment je ne savais plus très bien où j’en étais, ni dans quel sens aller. Je crois que c’est en me rapprochant de la vraie nature du jazz que j’ai retrouvé une vraie direction. Les choses me semblent plus claires maintenant, même si on est en perpétuelle évolution. J’apprécie beaucoup de travailler avec Yves Rousseau, dans son quartet et son sextet. Mes participations dans le quartet d’Hélène Labarrière ou le trio de Jean-Marc Foltz sont essentielles pour moi. J’ai aussi un projet avec Joachim Kühn, Sébastien Boisseau et Christophe Monniot. J’en ai pris l’initiative au festival D’Jazz de Nevers en 1999. Nous avons enregistré cet hiver un album qui sortira sur le label hongrois BMC.

Christophe Marguet © Patrick Audoux/Vues Sur Scènes

- Que recherchez-vous dans les musiques improvisées et le jazz, tant musicalement qu’humainement ?

La musique improvisée est une manière d’être soi… tout en entrant dans l’univers écrit et pensé d’autrui ; et c’est ça qui est formidable. On essaie de respecter des règles de fonctionnement à plusieurs tout en étant réactif et à l’écoute. On est là pour dialoguer avec l’autre et enrichir son discours. C’est la seule solution pour exister de manière intelligente sans être des moutons, ou complètement livrés à nous-mêmes. Je ne crois pas que l’anarchie fonctionne à 100% dans cette musique. L’improvisation totalement libre est un leurre ; si elle fonctionne, c’est qu’au fond, les gens s’aiment. Si un musicien écrase le voisin, il ne se passe rien. Ce qui nous touche dans l’improvisation, c’est le processus de construction en temps réel qui permet de se chercher et de voir les musiciens réagir les uns aux autres. Iln n’y a pas ça dans le classique, puisque l’on interprète des œuvres écrites. Quant à la chanson, elle, c’est une autre dimension puisqu’elle est au service du texte. C’est seulement dans le jazz qu’on trouve ce rapport profondément collectif - dans les meilleurs moments, car un musicien peut être bon techniquement sans avoir grand-chose à dire. (L’inverse existe aussi.) Cette musique donne une chance à beaucoup de monde en matière d’expression.

- Quelle doit être l’approche du batteur de jazz et de musique improvisée par rapport aux autres musiciens ? Certains disent que le batteur est un chef d’orchestre, êtes-vous d’accord ?

Chaque instrumentiste doit occuper un positionnement particulier. Les instruments monophoniques peuvent exposer des mélodies. Le contrebassiste a une place fondamentale puisqu’il fait avancer les autres. Le batteur est là pour apporter de la dynamique. Il peut énormément influer sur le son de l’orchestre, en bien comme en mal. Un batteur qui « sort de son orchestre » donne un résultat catastrophique. N’oublions pas que l’on est un soutien rythmique, qu’il ne faut pas se priver de faire tourner et groover le tempo. J’essaie d’être le plus « rond » possible pour que l’orchestre suive. Il y a aussi le rapport au soliste : on est là pour le soutenir et le pousser dans ses derniers retranchements. J’essaie de jouer comme si chaque coup m’était soufflé par le son des autres. Je laisse venir la musique à moi tout en y étant investi. Il y a un aller-retour permanent entre ce que l’on reçoit et ce que l’on renvoie. Et quand il se met à bien fonctionner, on peut dire qu’on fait de la musique ensemble.

Christophe Marguet © Patrick Audoux/Vues Sur Scènes

- Quelques mots concernant votre projet avec le comédien Frédéric Pierrot sur le livre L’intranquillité de Pessoa ? Quel est votre rapport à la littérature, et plus particulièrement à la poésie ?

Cette bulle poétique m’a fait beaucoup de bien car c’est pour moi une manière de ne pas faire de musique sans pour autant la quitter. C’est aussi une façon de jouer de la batterie en se mettant au service des mots, de la musique d’une voix. Quand j’accompagne le texte, j’essaie d’être un soutien pour chaque phrase, chaque mot, voire la résonance même du sens du texte. Pessoa écrit son monde intérieur avec une précision incroyable. Ici l’accompagnement est relativement composé, avec des moments de liberté. Je sais par avance quel type de son je dois apporter à partir des textes choisis. J’ai rencontré Frédéric Pierrot dans le cadre de mon travail sur la bande-son de Holy Lola, de Tavernier, signée Henri Texier, et il est venu plusieurs fois écouter le Strada Sextet. On a eu envie de monter quelque chose autour de ce livre - ce sera un DVD.

- Que pensez-vous de la situation actuelle de la scène jazz en France et du marché du disque ?

Aujourd’hui, faire un disque est devenu très compliqué et incertain pour tout le monde. On souffre un peu moins concernant la scène mais la fébrilité règne. Cela nous oblige à être plus investis lorsqu’on joue. Il y a une sorte de réveil : les musiciens se doivent de faire des beaux concerts pour que le public soit satisfait. Il y a beaucoup de concurrence, les conditions de travail sont plus difficiles. Le système s’américanise. Dès qu’on est en position de faiblesse, on n’a plus le droit d’exister. Ça donne un gâchis énorme car certains ne peuvent plus s’exprimer. D’un autre côté, on est contraints de se battre pour devenir plus forts. On n’a plus le droit de rater un concert. Évidemment, qu’on soit connu ou non, arriver les mains dans les poches n’a jamais donné de bons résultats, et ce n’est pas parce que les conditions de travail sont faciles que les résultats sont meilleurs. Mais si on coupe les vivres de la création, des festivals, c’est la catastrophe. De nos jours, on gagne de moins en moins d’argent, le contexte économique est moins favorable, le recul des subventions se fait cruellement sentir. Je ne sais pas quel avenir a la scène, mais ce qui est sûr c’est que le marché du disque est à un niveau très bas, même si on continue d’y croire d’une manière presque aveugle. Faire un disque, c’est raconter une histoire, et on a encore besoin de ça, de la même façon que l’artisan a besoin de créer ou l’auteur d’écrire.

On traverse actuellement une crise humaine profonde : on voudrait nous faire croire que le plombier n’a aucune valeur pour ce qu’il est, qu’il ne vaut que par l’argent que rapporte son travail. Or, si on ne reconsidère pas très vite l’être humain en soi, en reconnaissant ce qu’il a de mieux à donner, on va droit dans le mur. Personnellement, j’ai la chance de vivre de la musique et d’être écouté pour ce que je suis. J’en suis conscient et je continuerai de jouer et d’enregistrer tant qu’il me sera possible de le faire et que j’en aurai les moyens.

Propos recueillis le 11 novembre 2008.


Christophe Marguet - Portrait en Batterie (1/2)
envoyé par Christophe Marguet.


Christophe Marguet - Portrait en Batterie (2/2)
envoyé par Christophe Marguet.

par Armel Bloch // Publié le 8 juin 2009
P.-S. :

Liens sites internet :

Discographie personnelle :

  • Christophe Marguet Quartet « Résistance poétique » : Itrane (Chant du Monde/2008)
  • Christophe Marguet Quartet Ecarlate (Chant du Monde/2005)
  • Christophe Marguet Sextet : Réflections (Label Bleu/2002)
  • Christophe Marguet Quartet : Les correspondances (Label Bleu /1999)
  • Christophe Marguet Trio : Résistance poétique (Label Bleu /1996)

Autres participations :

  • Hélène Labarrière Quartet : Les temps changent (Emouvance/2007)
  • Yves Rousseau Sextet, Poète…vos papiers ! (Chant du Monde/2007) et quartet : Sarsara (Le Chant du Monde/2004) et Fées et gestes (Le Chant du Monde/2000)
  • Henri Texier Sextet, Vivre (Label Bleu/2004), Alerte à l’eau (Label Bleu/2006) ; « Holy Lola Orchestra » Bande-son du film de Bertrand Tavernier (Label Bleu/2004) ; Quartet : Love Songs Reflexions (Label Bleu/2009)
  • Eric Watson Trio : Jaded Angels (ACT/2006) ; Quartet : Road Movies (ACT/2003)
  • ONJ Paolo Damiani : Charméditerranéen (ECM/2001)
  • Joëlle Léandre, Mat Maneri, Joel Ryan : For Flowers (Leo Records/2000)
  • 49° Nord Trio (Bertrand Denzler, Hasse Poulsen) : Tentacles (Av-Art Records/2000) et Animal Language (Unit Records/1998)
  • Thierry Péala : Inner Traces (2000)
  • Louis Sclavis : Ça commence aujourd’hui – b-o du film de Bertrand Tavernier (1998)
  • Sylvain Kassap Quartet : Strophes (Evidence/1998)
  • Claude Barthélémy et Daunik Lazro : Monsieur Claude (Deux Z/1996)
  • Hubert Dupont Sextet : Altissimo (Pee Wee Music/1995)
  • Nicolas Genest Quartet : Amazonia (Pannonica Records/1993)
  • Georges Arvanitas Trio : Plays… Georges Gershwin (Djaz Diffusion/1993), Plays… Duke Ellington (Djaz Diffusion/1993)