Chronique

Anıl Eraslan

Dream Works

Sumru Ağıryürüyen (voc, mandolin), Şevket Akıncı (g, voc), Orçun Baştürk (synth, voc), Eda Er (synth, voc), Anıl Eraslan (cello), Volkan Ergen (perc), Elif Canfeza Gündüz (kemençe), Zeynep Ayşe Hatipoğlu (cello), Zeynep Kaya (voc, synth), Alper Maral (b, trombone), Merve Salgar (tanbur), Tolga Tüzün (p)

Label / Distribution : Rumisounds

Après 20 ans passés sur la scène free jazz européenne entre les villes de Strasbourg, Paris et Berlin, Anıl Eraslan a développé un langage musical et un regard à part. Son positionnement souvent à cheval entre plusieurs cultures lui confère une acuité et un don pour créer des images, que l’on pourrait qualifier d’impressionnistes ou de surréalistes, car elles sont aussi percutantes qu’énigmatiques. Eraslan s’intéresse en effet au langage mais à travers l’improvisation se penche sur le non-dit, l’inconscient et la parole, refoulée, exprimée dans les rêves. Pour ce faire, il mène de front un travail de musicien, en tant que violoncelliste, et de vidéaste et photographe.

Depuis Absorb (2015), il a publié en 2019 Dark Matters, duo avec le pianiste Antonis Anissegos, tourné au Japon avec la chanteuse free Yuki Saga (album Shadows, 2018), en Europe avec le trio à cordes Eponj, qui a sorti Unbelievable Weather sur le label Umlaut Records, et récemment avec Clara Weil, Tom Malmendier et Fred Frith, pour les musiques improvisées. En parallèle on l’a vu replonger dans les musiques ottomanes et d’Europe de l’Est avec le quartet Racines aux côtés de Sylvain et Nils Kassap et Claude Tchamitchian, ou encore le collectif Sousta Politiki, et dernièrement s’illustrer sur la scène expérimentale berlinoise au sein du collectif Klub Demboh au festival Jazzfest de Berlin.

Cette année 2022 voit l’éclosion d’un projet plus personnel qui cristallise un grand rêve, celui de présenter un portrait de la scène foisonnante d’Istanbul. Le bien nommé Dream Works, possède treize titres imaginés comme une suite imprégnée du sens du jeu auquel le violoncelliste nous a habitué. La méthode utilisée est des plus poétiques. Il a écouté, enregistré, collecté les rêves contés par douze musiciens stambouliotes puis rassemblé ces confessions en les mettant en musique.

Le résultat est un voyage sonore unique où voix, murmures, bribes de chants hantés, mélodies venues d’instruments traditionnels, rythmes syncopés voire brisés, samples et bourdonnements sont agencés en un grand collage. Le projet initial prévoyait de réunir les musiciens et de les faire enregistrer ensemble ces compositions à partir de 2020. Bien sûr, le COVID s’en est mêlé et le collage électro-acoustique qui constitue le disque aujourd’hui a été fait à distance par le violoncelliste.

Plus qu’une carte postale, l’album est un portrait intime de la cité présentée comme un chant pluriel, une longue mélopée née des inconscients de musiciennes et musiciens nourris par les vibrations de leur ville de cœur. Touchant, humain, habité, l’album agit comme un contre-champ, conscient cette fois-ci, de l’image d’étau étroit entre Occident et Orient trop souvent donnée par les médias à cette ville-monde.

Istanbul est ici libre, folle, inventive et brute, loin des enjeux politiques, des crises ou colères que pourraient ressentir les musiciens et artistes turcs, contemporains d’Erdoğan. On aurait pu croire que le voyage soit tourmenté mais, bien que la noirceur ne soit jamais loin, on est conquis par des plages sonores lumineuses. La clarté, trouvée par les instruments « classiques » (piano, trombone, guitare, violoncelles) au sein d’une musique en tous points expérimentale et dans laquelle les instruments turcs (kemençe, tanbûr) et les modes et accords orientaux sont saupoudrés, jamais surjoués, tient une place nécessaire.

Notons enfin que cet album est la bande-son d’une fiction documentaire réalisée par Anıl Eraslan Sound Dreams of İstanbul, qui sortira dans deux ans.

par Anne Yven // Publié le 18 décembre 2022
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